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samedi 30 janvier 2016

Tobie Nathan

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Lekh lekha : Deviens Dieu !


Quand les dieux sont en guerre, de Tobie NATHAN

Bref commentaire sur :
Quand les dieux sont en guerre
de Tobie Nathan
par ivsan & dianitsa · 20'
Tobie Nathan - entrevue avec Libération
G

Abraham n’est pas un iconoclaste mais un fondateur, nous explique Tobie Nathan. Bien plus, car au-delà du moraliste ou du «  civilisateur  » arrachant les hommes aux cultes archaïques, l’ethnopsychiatre estime qu’Abraham est réellement un « Fondateur » dans le sens où il est le premier d’une chose nouvelle. Si Tobie Nathan parle ici des peuples monothéistes, il nous faut constater qu’il n’insiste pas spécialement là-dessus et se concentre sur le profil de « fondateur » dont il revêt le patriarche. Un fondateur «  n’est pas seulement différent de tous ceux qui l’ont précédé, nous dit-il, il l’est aussi de tous ceux qui lui succéderont  » (p. 18). En tant que tel, le Fondateur subit une initiation terrible, menée par la divinité elle-même, ce dieu qui l’a élu.

Le Fondateur et son initiation-métamorphose sont ainsi les thèses géniales que l’ethnopsychiatre et romancier Tobie Nathan expose dans ce court essai sur les relations entre les hommes et le divin ; des thèses qui nous ont enthousiasmés.

Le savant qui croit à la magie

Les moyens de l’interaction entre les hommes et le monde invisible (les « entités spirituelles » pourrait-on dire), voilà d’une manière générale l’un des domaines de prédilection de Tobie Nathan. Ainsi est-il l’un des seuls représentants du monde « savant » à se pencher sur les phénomènes spirites qui touchent des individus. Juif égyptien ou Égyptien juif exilé en France dans sa jeunesse, psychologue critique envers Freud, pionnier de l’ethnopsychiatrie (science ‘psy’ qui prend en compte l’environnement culturel du patient), Tobie Nathan nous intéresse précisément pour ses excursions aux frontières de mondes apparemment conflictuels : la science, le talmud, la rationalité, la tradition, etc. Et il en revient parfois enceint d’une thèse inspirée comme celle dont nous parlons dans ce billet.

Chenille, bouillie, papillon

L’illustration dont se sert Tobie Nathan pour parler de la métamorphose de l’homme en Fondateur est éloquente  ; il la tire du monde naturel  : c’est la transformation de la chenille en papillon.

J’ai à l’esprit la métamorphose des invertébrés, des papillons par exemple qui, dans la sombre moiteur de leur cocon de soie, subissent une totale dilution de leurs organes, leur corps devenant bouillie tiède, soupe moléculaire, d’où émergeront les nouvelles structures. Le papillon n’est pas une chenille avec des ailes ; la métamorphose qu’il a traversée n’a pas fait changer que sa forme, mais aussi sa nature. Elle l’a adapté de plus à un milieu qu’il ignorait ; pour la pratique duquel aucune des expériences de son passé ne peut lui être d’une quelconque utilité. […] La chenille a quitté son milieu de reptile des feuilles pour conquérir les airs… (pp. 38-39, nous soulignons)

Tobie Nathan estime donc que l’initiation-métamorphose du Fondateur Abraham va au-delà de toutes proportions raisonnables. Car il n’est pas question ici d’une simple évolution intellectuelle, ou encore d’une amélioration morale de l’individu, ni même d’une conversion religieuse au cours de laquelle un homme rompt avec une tradition pour en rejoindre une autre. Non. La métamorphose commence par une bouillie moléculaire, puis elle transforme absolument la nature de l’individu dans ses structures profondes, et enfin, elle l’entraîne dans une réalité si nouvelle que, là-bas, la pesanteur elle-même perd ses repères habituels. On se demande ici comment l’ethnopsychiatre n’a pas réussi à prononcer les mots de mort et de résurrection tant le processus qu’il dépeint a précisément cette radicalité-là. Faut-il penser que ces mots lui brûlent la bouche du fait de leur référence au Christ ? Quoi qu’il en soit, le phénomène de la résurrection, tel que l’entendait le Christ – et non pas l’Église qui s’en saisit par la suite – ce phénomène est tellement extravagant qu’il est, en effet, pour l’homme qui le vit, la fondation d’un être et d’une réalité sans pareils.

L’initiation-métamorphose, nous dit Tobie Nathan, conduira le Fondateur à « s’adapter à un milieu qu’il ignorait et pour la pratique duquel aucune des expériences de son passé ne peut lui être d’une quelconque utilité. » Nous sommes ici étonnés par le manque d’audace de Tobie Nathan dont la première pensée semblait pourtant si prometteuse et nous avait tant alléchés. En effet, le processus qu’il vient d’évoquer est si catégorique et impérieux qu’il ne va pas conduire l’homme « à s’adapter à un milieu ». C’est tout le contraire ! C’est le milieu qui devra dès lors s’adapter au Fondateur, précisément parce qu’il sera un Fondateur.

La métamorphose de la résurrection dont parle Tobie Nathan, sans oser prononcer le mot, est telle que le Fondateur qui en sortira sera… le dieu du milieu dans lequel il vivra. De fait, c’est le milieu qui s’adaptera à lui ; le milieu s’adaptera à la nouvelle identité du Fondateur. Et cette nouvelle identité, c’est la liberté, c’est pour cette raison que le processus de métamorphose est tellement irrationnel. «  La réalité me suivra comme mon ombre et se calera sur ma volonté  ; car il n’y aura rien avant moi. Je serai le commencement ; je serai le fondateur.  » Ainsi parlera l’Abraham-fondateur qui sortira de la bouillie moléculaire dans laquelle Dieu l’aura fait passer. Soit donc, le milieu aérien reflète fort bien cette extravagante nouveauté puisqu’il évoque une victoire sur la pesanteur ; et les possibilités de mouvements dans les trois dimensions nous parlent d’une évasion et d’une sortie, une évasion hors des limites terrestres que les deux dimensions présentes de la dualité logique nous imposent encore.

Léon Chestov a lui aussi choisi la métamorphose de la chenille en papillon pour évoquer la condition des hommes, voici ce qu’il en dit :

La chenille devient une chrysalide et habite longtemps un petit monde paisible et tiède. Si elle disposait d’une conscience analogue à celle de l’homme, elle dirait peut-être que son monde est le meilleur des mondes et même le seul possible. Mais le temps et on ne sait quelle force inconnue l’oblige à accomplir un obscur travail de destruction. Si les autres chenilles pouvaient voir la besogne dangereuse qu’elle effectue, elles seraient certainement profondément indignées, diraient de la téméraire qu’elle est immorale et athée, parleraient de son pessimisme, de son scepticisme et d’autres choses de ce genre. Détruire ce qui a coûté tant de travail pour être édifié ! Et puis, que manque-t-il donc à ce monde bien achevé, tiède et si commode ? Pour le défendre, il faut imaginer une morale et une théorie idéaliste de la connaissance. Et personne ne se préoccupe de ce que la chenille a des ailes ; nul ne songe qu’ayant rongé son vieux berceau, elle ira, papillon léger et rutilant, voler librement à travers le monde.
Les ailes, c’est le mysticisme. Les tourments rongeurs et les craintes, — c’est la réalité. Ceux qui les ont fait naître en nous, sont passibles de la torture et de la mort. Il existe suffisamment de prisons et de bourreaux volontaires dans le monde  les livres, en majorité, sont des prisons aussi, et les grands écrivains ont été parfois des bourreaux.

La nature différente du fondateur

Pour Tobie Nathan, le contrat passé entre Avram et Dieu, qui aura un retentissement majeur dans l’histoire de l’humanité, isole à jamais Abraham-le-Fondateur de tout et de tous.

Avraham, c’est précisément celui qui n’est comme personne d’autre, différent de ceux qui l’ont engendré, à jamais différent de ceux qui sortiront de lui, qui jamais ne pourront à nouveau être « le premier », sauf à fonder une nouvelle fois… Mais ce n’est pas donné à n’importe qui de fonder ! Abraham n’est surtout pas n’importe qui ! (p. 37)

Pourquoi Tobie Nathan, après un premier regard si audacieux lorsqu’il nous parle de l’initiation-métamorphose d’Abraham, soudain, recule d’un pas, prend peur, et nous invite à faire d’Abraham un isolé ? Abraham n’est pas n’importe qui nous dit l’ethnopsychiatre ; bien davantage, il est le seul, le seul, précisément, à pouvoir vivre une telle transformation… Sinon, il serait n’importe qui, nous dit-il. Ne peut-il donc y avoir plusieurs fondateurs ? Et si, justement, d’Autres pouvaient sortir et connaître la même métamorphose ? Eh quoi ! La résurrection aurait-elle une limite ? Ne peut-elle faire entrer plusieurs, voire même des milliers d’individus par ses portes ? Après avoir vaincu la mort, serait-elle donc trop faible pour faire de chaque-Un un «  premier  », un Fondateur, le dieu de sa réalité ? Pour dire à chaque-Un : « Tu n’es pas n’importe qui » ?

En vérité, ce qu’a vu et entendu Tobie Nathan, c’est que l’expérience d’Avraham nous parle de cet impossible-là, à savoir que chaque homme peut recevoir d’En-haut d’être un jour le premier ; que chaque-un peut recevoir d’En-haut le fol espoir, l’intuition, la conviction que la porte au-delà de la mort s’ouvrira devant lui ; que chaque-un peut commencer ainsi à devenir ce papillon pour qui un jour « rien ne sera impossible ». Ainsi l’évoqua ailleurs l’auteur français Jacques Chardonne avec son  «  chacun sera seul de sa race.  » Chaque-un est appelé à ce face-à-face avec Dieu pour sortir du général ; Chaque-un est appelé à cette expérience radicale, à cette «  lutte contre les évidences  » disait Léon Chestov. Chaque-un peut envisager ce projet totalement déraisonnable de Dieu  : une infusion de Sa nature.

Tel est donc le sens du « lekh lekha », « fous le camp de ta condition », oublie toutes les expériences acquises, oublie ceux à qui tu ressemblais, pour investir un monde dont tu n’as aucune connaissance. (pp. 39-40)

Lekh lekha, c’est « Meurs et ressuscite ! » La métamorphose qu’évoque Tobie Nathan, bien qu’extra-ordinaire, n’est somme toute pas si radicale que cela. En effet, passée la phase de fondation, le fondateur va refaire ce qu’on fait d’autres hommes : il va s’adapter aux contraintes nouvelles, composer avec elles, et, susciter un nouveau peuple ou de nouveaux imitateurs, lesquels, justement, ne pourront être fondateurs, la place étant déjà prise. Mais le « Meurs et ressuscite », cette naissance invraisemblable — effective après la mort — est un arrachement total qui, pour sa part, reste fidèle à l’expérience déraisonnable évoquée par l’Ancien Testament dans le personnage d’Abraham  : l’homme devient le Fondateur, il devient le dieu.

Il y a ici quelque chose de l’ordre de l’incompréhensible, de l’indicible, de l’ordre du divin. On peut d’ailleurs encore l’exprimer de la façon suivante  : «  Tu seras le pays car tu seras le commencement. Le lieu (makom) existe parce que toi, tu arrives ; sinon cela signifie que tu n’es pas le commencement. Si le pays existe déjà, il faut que tu t’adaptes à un commencement, un espace-temps qui était là au préalable (par exemple, il faut que tu chasses des peuples pour conquérir ta terre). Mais non, le pays est là parce que toi, tu arrives : tu es le nouvel espace-temps. Il n’y a pas d’espace-temps auquel tu doives t’habituer ou te soumettre. Prendre de nouvelles habitudes ne constitue pas un si grand changement que cela ; une fois passée l’extase de la nouveauté, ce sont encore les lois de la nécessité qui règnent, et bien qu’elles soient différentes, tout est pareil si tu ne règnes toujours pas. Tu ne seras jamais satisfait tant que tu ne seras pas LE commencement. »

Des dieux et des hommes. Quelle guerre des dieux ?

D’après Tobie Nathan, les dieux transforment l’homme avec une part de son consentement et l’homme transforme les dieux en ce qu’il répand leur nom et fait grandir leur prestige. Du coup, cela entraîne une plus grande renommée pour les uns comme pour les autres. Voilà résumée la relation qu’entretiendraient les dieux et les hommes.

On se retrouve dès lors avec différentes expériences d’hommes, lesquels vont se mettre à prêcher le dieu et l’expérience de transformation qu’ils ont vécue avec celui-ci. Ainsi naissent les guerres, guerres entre les dieux, nous dit Tobie Nathan, entre les vérités éternelles dirons-nous plus largement. De là en vient-il à vouloir créer « un parlement des dieux » pour que ces derniers s’entendent entre eux. Et comme médiateur, il préconise des hommes qui, comme lui, l’ethnopsychiatre, comprennent en l’homme ses deux parties opposées : l’irrationnel et le passionnel où les dieux s’insèrent, et la raison avec ses logiques par lesquelles les dieux sont repoussés. Il préconise donc, pour instaurer la paix ici-bas, que des hommes ouverts servent de liant entre ces opposés récurrents qui se font la guerre depuis toujours ; des hommes capables de « faire le pont » ; des hommes assez talentueux et tolérants pour faire cohabiter les dieux dans un parlement. C’est une nouvelle façon de parler de « la sagesse des pontifes » ; soit donc, une « nouvelle  » sagesse pontificale où les pontifes seraient des universitaires ouverts à l’expérience mystique.

On se pose d’ailleurs la question d’une continuité entre Quand les dieux sont en guerre et Le Feu sacré de Régis Debray. Dans son essai-autopsie du sentiment religieux, le philosophe curieux des religions suggère à l’anthropologue et au théologien de « s’entraider dans le clair-obscur », ajoutant aussitôt : « Les dieux et les hommes pourraient au moins se faire la courte échelle… » [1]. Tobie Nathan aurait-il été tenté de répondre à l’invitation de Debray ?

Pourtant, les guerres entre les dieux, entre les vérités, ces guerres surgissent essentiellement parce que l’on partage le même espace et le même temps. Or, Tobie Nathan prend pour référence un texte qui, justement, détruit sa thèse de la guerre des dieux avec sa résolution politique d’un « parlement des dieux »  ! Car l’histoire d’Abraham signifie «  devenir soi-même Dieu  », et ce «  chacun sera un Dieu  » au travers de la mort et de la résurrection, cela évoque précisément le fameux monde-à-venir du judaïsme. Or, ce monde-à-venir a très exactement été expliqué par le Christ en ces termes lorsqu’il parlait du « royaume des cieux » où « rien ne vous sera impossible. » Lui aussi lisait Abraham tel qu’a commencé à le lire Tobie Nathan. Le Christ, toutefois, ne recula pas au moment crucial pour revenir à des solutions politiques mille fois essayées. Il persévéra en affirmant que chaque-un constitue le Temple, que chaque-un sera un jour en lui-même un monde-à-venir, un espace-temps.

L’idée de ce rapport dieu-homme où l’homme reçoit la nature divine en filiation absolue, tandis que Dieu meurt pour devenir un Père, voici une expérience avec le divin hors de toutes raisons. Ainsi fut l’expérience même d’Abraham, laquelle devient dès lors, pour nous, une allégorie de cette filiation de l’homme avec Dieu, lequel dit à ses fils : «  Tu n’auras plus de Dieu, tu seras le dieu, et moi je serai ton Père. Tu seras le commencement. Tu seras l’alpha et l’oméga de ta réalité. Le royaume des cieux, c’est toi. » Et avec cette mort de Dieu meurt aussi le monothéisme. À combien plus forte raison meurt l’unité politique dans laquelle les vérités divines éparses s’entendent dans un sage compromis d’Unité. Affirmer une expérience avec Dieu dans laquelle chacun devient en propre l’espace et le temps de sa propre réalité, certes, il faut le redire, c’est une folie, mais surtout, c’est tuer à la racine toute perspective politique d’un parlement des vérités, ce que Tobie Nathan appelle le parlement des dieux. C’est tuer à la racine ce jeu des compromis dans lequel s’immiscent toujours les frustrations des futurs amertumes qui préparent les guerres.

Que Tobie Nathan n’ait pas eu l’audace d’aller plus avant dans son inspiration ; qu’il fut séduit par le volet politique et pragmatique pour fomenter, lui aussi et encore, une solution réaliste face à l’irréel – nous le comprenons et ne sommes pas critiques plus qu’il n’en faut à cet endroit. Ce qu’il nous est toutefois plus difficile de comprendre, c’est comment cet auteur qui se veut si compréhensif de la nature humaine n’ait pas eu le culot d’envisager la chose suivante : tel le papillon, l’amour a besoin d’air ; l’amour entre les hommes ne peut prendre sa pleine mesure que dès l’instant où chaque-un est en soi l’espace et le temps de sa réalité. Quand on a tout l’espace et le temps pour soi, quand on a tout l’infini des possibles, il ne reste qu’à aimer pour donner sens à son existence. Et toutes nos plaies, toutes nos blessures, ne sont-elles pas, à la racine, une violence contre notre espace et contre notre temps  ? Comment ne pas savoir cela et prétendre cependant être un connaisseur de l’homme et être capable de lui apporter la paix ?


ivsan et dianitsa otets

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[1] Régis Debray, Le Feu sacré, Fonctions du religieux, Introduction : Ecce homo, Fayard, 2003.

Quand les dieux sont en guerre, de Tobie Nathan, éditions La Découverte, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 2015.

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mardi 2 juin 2009

Jérémie : Prophète de la Non-Paix

Jérémie  ·  יִרְמְיָהוּ
PROPHÈTE DE LA NON-PAIX

Neher, Jérémie

On a coutume de croire, comme vérité indiscutable et indiscutée, que l’œil d’un prophète n’est somme toute que l’œil d’un aigle – qu’il voit plus loin que l’horizon visible du simple mortel. Cette façon de confondre le prophète et le devin soumet finalement, et l’un et l’autre, à la ligne horizontale du temps. Une puissance théurgique leur permettrait donc de voir plus loin sur cet horizon temporel que l’homme traditionnel ne perçoit qu’à court terme. Dès lors, le prophète serait outrageusement lié par la réalité tant il tombe profondément dans la perspective de son temps. En vérité, rien n’est plus faux. Et s’il existe un personnage en parfaite contradiction avec le prophète, c’est bien précisément le devin. Le propre du devin, en effet, c’est d’être vaincu par la réalité, d’être aimanté avec force à cette ligne du temps, un peu comme la locomotive qui stopperait net si elle devait sortir de ses rails de métal. Et cette addiction au réel le pousse vers toutes sortes de mécanismes illusoires, psychiques ou encore scientifiques et journalistiques… afin de sonder la logique du temps dont il ne peut concevoir de se détacher. C’est à cause de cette passion du réel qu’il ne peut imaginer son effacement, aussi sa prophétie est-elle établie dans son fondement avant même qu’il ouvre ses yeux : l’avenir doit être glorieux et prospère, l’Histoire doit être sauvée ! Il ne modifiera que les détails de son message, pour mieux s’adapter à l’auditoire du moment. Toute la difficulté de ce faux prophète sera dès lors dans le « comment ? » Comment gagner la reconnaissance du peuple en lui annonçant l’avenir dont il rêve ? Ne voyant pas l’avenir qu’il s’est pourtant persuadé de discerner, il portera donc toute sa vitalité, il déploiera tous ses talents afin d’infuser dans l’âme de son prochain cette conviction des lendemains heureux qu’il extrait de son propre fond. C’est ici qu’entre en scène la magie. Cette conviction, telle une énergie pragmatique, doit suffire, dira-t-il, afin que s’incarne la prophétie du bonheur. Et si le bonheur ne vient pas, on culpabilisera l’auditeur : Tu manques de conviction ! Repens-toi !

A contrario, l’esprit prophétique est atemporel ; il est insoumission au temps. Il fluctue sur lui. Ainsi fait l’Esprit de Dieu, planant à la surface des eaux, déplaçant le temps selon sa volonté, ne craignant même pas de l’assécher pour faire passer les hommes d’une rive à l’autre. Tout son message tient en un mot : Faire sortir le temps de ses gonds, briser sa ligne d’horizon par la verticale, confondre sa perfection logique qui va, obéissante, de causes en conséquences. Faire ainsi entrapercevoir à l’autre cet ailleurs, là où l’âme ne sera plus une roue sur le temps, mais où l’homme deviendra maître du temps, roi de sa réalité – là « où sa volonté tiendra lieu de raison ». Toutefois, le prophète use le plus souvent de l’Histoire vécue pour le dire ; et de là vient le malentendu ! En effet, l’un, en faisant du prophète un devin, ne verra pas son allégorie, mais il construira une chronologie de l’Histoire, une sorte de destin divin. L’autre, par contre, prenant exemple sur les paroles du prophète, cherchera les signes et les instants qui surgissent dans le temps, ceux-là mêmes qui annoncent, encore et encore, dans l’incognito, cet ailleurs qui vient, cette délivrance de notre misérable destinée nous conduisant à la mort. — Ainsi parla Jérémie à propos de la chute de Jérusalem, il y a 25 siècles, et ce qu’il disait alors était aussi atemporel. Cela concernait déjà son propre passé, car des mouvements de rupture similaires, et porteurs du même message, avaient déjà existé au sein d’autres peuples et d’autres religions. Et cela concernait bien sûr sa propre actualité, époque clé, marquant la fin du Temple et la constitution des Empires. Mais surtout, cela concerne notre actualité, 2500 ans plus tard. Nous sommes nous aussi dans une période charnière de l’Histoire, un moment de rupture – un moment akklésiastique où quelque chose nous est dit. Qui saura voir que le Temple d’alors concerne aussi l’Église d’aujourd’hui ? Et si Jérémie lui-même n’a pu le voir, sa parole inspirée a flotté sur l’Histoire, jusqu’à nous : et c’est elle qui nous le dit ! Je rends ici hommage à la lecture d’André Néher, son livre m’a appris à écouter Jérémie bien plus que les meilleurs théologiens chrétiens n’ont jamais su le faire. – Ivsan Otets


Extraits du livre d’André Néher

p. 89-113

« À l’intérieur de la cité de Jérusalem dont les murailles satisfaites et hautaines étaient débordées de toutes parts par les dangers et les défaites… une mentalité était née, qui transformait le terrier en repaire d’une divinité apprivoisée et domestiquée. Gott mit uns ! Dieu est avec nous ! […] Les Gott mit uns se lancèrent à plein corps dans une politique aux réactions passionnelles, susceptible de frapper les masses et de les entraîner. […] Au Dieu des batailles et des victoires, il fallait du panache. […] Les meneurs de ce mouvement, ce furent, en effet, les prêtres, mais surtout les prophètes que les prêtres tenaient à leur solde et qu’il savaient domestiqués. Prophètes que leur unanimité aurait dû livrer au soupçon de mensonge, si leur vie débauchée ne suffisait pas, en général, pour les désigner comme de vulgaires et méprisables imposteurs. Ils embouchèrent la trompette de la paix. » […]

« Dans le solide accord que les Gott mit uns prétendaient réalisé entre Dieu et les hommes, de la doctrine introduisait une fausse note, précisément pare qu’elle laissait une place aux évocations de la colère Divine et du châtiment Divin. Sans doute, entre la colère et la catastrophe, y avait-il un intervalle, mais une tonalité s’y révélait qui faisait mal, qui faisait peur. Plutôt que d’assumer avec courage les actes susceptibles de faire naître le pardon, on avait choisi d’exorciser la peur en éliminant la colère. Le pardon était inutile, le repentir superflu, dès lors qu’un Amour Divin veillait jalousement sur Israël et écartait de lui toute menace de catastrophe. Les prophètes de la paix se chargent d’annoncer les lendemains radieux ; leurs paroles est fanfare ; leur message, irrévocable certitude. Optimistes jusqu’à nier l’évidence, ils présentent toute défaite comme un accident passager, toute crise politique, militaire, religieuse, comme dénouée par avance. La paix qu’il prêche et celle de l’âme, une sérénité inébréchable, dont ils équipent, par leurs discours enflammés, le soldat au combat, le guetteur sur les murs, le prêtre au Temple, le ministre au Conseil, le roi sur son trône. Il y en avait toujours eu en Israël, et parce qu’ils étaient prophètes une place leur revenait d’emblée au sein de la société hébraïque. Ils y tenaient rang honorable et écouté, à côté des autres prophètes, ceux de la Non-Paix, de la menace et de la catastrophe. » […]

Hananya était l’un d’eux et il contesta publiquement la chute de Jérusalem qu’annonçait Jérémie depuis des années. Et « aux premiers mots de Hananya, c’est l’amour de Jérusalem qui déborde dans le cœur de Jérémie. Brisant l’écluse de rigueur que Dieu impose depuis longtemps à sa conscience, le tréfonds de sa personne se révèle, aspirant à la paix, à la Paix, à la grande PAIX, dont il est obligé depuis trente-cinq ans d’affirmer qu’elle n’est qu’une illusion. Amen, s’écrie-t-il, Ainsi fasse l’Éternel ! Puisse l’Éternel accomplir la Parole que tu as prophétisée et faire revenir de Babel en cette ville les vases du Temple de l’Éternel ! Puis, un timide essai pour dégager le critère qui permettrait d’établir si la Vérité est avec Hananya, ou le mensonge. Hananya n’est-il pas prophète de bonheur et Jérémie prophète de malheur, et une vieille tradition n’enseignait-elle pas que la présomption de Vérité est du côté du malheur ? »


p. 129-144

« Deux choses sont atroces dit Job : C’est que Dieu est trop près ou qu’il est trop loin (1320-22). Il est trop près : oui, il est en moi, faucheur implacable de mes fruits et de mes fleurs, piétineur de ma semence. Il est en moi, dans ce trou béant creusé à même mon cœur et mes entrailles, et où mes enfants, oui, mes enfants, ont sombré pour toujours. […] Il est trop loin : oui, il est possible qu’Il ne m’ait rien envoyé du tout […] Il est possible que Dieu soit loin, très loin de tout cela, et qu’Il se fâche tout rouge quand, un jour, un messager viendra Lui annoncer : “Voici ce qui est arrivé à Ton serviteur Job. Voici l’ouragan, l’ulcère, le fumier, la femme et les hommes qui ont été si méchants pour lui.” Il est possible que Dieu alors se fâche contre l’ouragan, l’ulcère, le fumier, la femme et les hommes et qu’Il regrette d’avoir été si loin au moment où ceux-ci accomplissaient ce qu’ils étaient libres et insouciants d’accomplir. »

« Les deux choses sont atroces, dit Job. Car lorsque Dieu est trop près, il m’étouffe et n’étrangle et je n’ai pas de souffle pour former un seul mot et lui exposer ma peine. Et, lorsque Dieu est trop loin, j’ai beau crier ; Il ne m’entend pas – et le jour où, enfin, on lui parlera de mon cri, ce jour-là, Il viendra déposer pieusement une pierre sur ma tombe, mais moi, je ne Lui répondrai plus. »
« Ah ! Dit Job, ce dont j’ai la nostalgie, ce vers quoi, du fond de ma détresse, mon âme et mon corps aspirent, c’est un Dieu qui ne soit ni trop près, ni trop loin – un Dieu qui relâche Son étreinte, sans s’enfuir ; qui porte Son regard, sans transpercer. Un Dieu qui soit interlocuteur à mon échelle, qui me parle et m’écoute, qui m’entende et me tolère, qui ait la grande patience de se déranger pour moi sans me bousculer, qui ne considère mon cas ni avec trop, ni avec trop peu de sérieux. Un Dieu qui soit à mon image, comme je suis à la sienne. Un partenaire avec qui je puisse faire quelques pas au moins sur une route commune, sans que soudain il disparaisse ou me tue. » […]
« De part en part, avec une insistance irrévocable et un déploiement infini de moyens de démonstration, la Bible a averti que, pour légitime et compréhensible et même nécessaire qu’elle soit, la nostalgie de Job est vouée à l’échec. Aussi peu qu’il n’est le Dieu des philosophes, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob n’est le Dieu des grandes routes, ni des sentiers battus. Tel est le paradoxe de ce Dieu Révélé qu’Il dépasse constamment l’homme et va plus loin que lui, puisqu’Il est Dieu – et qu’Il concerne cependant l’homme et tend à plus près que lui, puisqu’Il est Révélé. S’il n’était que Dieu, Il serait l’Absolument Lointain ; – s’Il n’était que d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Il serait l’Absolument Proche. Étant l’un et l’autre, Dieu, mais d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Il est à la fois le plus lointain et le plus proche, mais Il ne touche jamais l’homme en son milieu. »
« De part en part, la Bible avertit que l’illusion la plus insensée et la plus sacrilège, ce n’est pas seulement de penser que Dieu n’existe pas, ce n’est pas d’être athée ou incrédule, mais c’est d’estimer Dieu à l’échelle moyenne de l’homme, de le localiser au point de l’espace et à l’instant du temps où les coordonnées se croisent pour rendre intelligible la situation humaine. […] Aussi bien, au sein même des avertissements bibliques, comme une tentation sans cesse renouvelée, la nostalgie s’exprime d’un Dieu à l’échelle humaine, et les tentatives se relaient pour l’atteindre et, à défaut, le construire. […] De l’équation entre le Divin et l’Humain, on élimine l’inconnue, de telle sorte qu’il suffit de la poser pour qu’elle soit aussitôt résolue. C’est la démarche de l’homme des moyennes. »

« Jérémie rappelle que, pour l’homme de la Bible, c’est la démarche blasphématoire par excellence. Il réintroduit l’inconnue dans l’équation reliant Dieu à l’homme et, par là-même, en suspend la solution par-dessus les gouffres. La vertigineuse percée provoquée par Jérémie dans l’édifice religieux de son temps vient de là. Tendant à la redécouverte simultanée de Dieu dans les espaces extrêmes et contradictoires du plus éloigné et du plus proche, elle bouleverse les étapes et les stations que l’on avait assignées à Dieu dans les régions intermédiaires ; elle est, à première vue, toute négative, elle arrache, déracine, détruit, démolit (110). Tout disparaît devant elle, tout est ruiné : le Temple, la thora des prêtres, le roi, la nation. Mais c’est pour la reconquérir ailleurs, infiniment en deçà, infiniment au-delà du lieu précis où ces choses et où ces hommes paraissaient stabilisés en Dieu. » […]

« Une telle conception de Dieu réagit sur l’ensemble de l’univers. Le mouvement Divin se répercute à travers la structure du monde à laquelle il prête un premier et fondamental aspect : l’insécurité. Eyn-Chalom ! Pas-de-paix ! (614-811) Mot-clé par lequel Jérémie définit cette instabilité générale, qui ne permet à aucun fait, à aucun concept, à aucune tentative, de s’établir véritablement. Jérémie connaît mieux que personne ce naïf désir de simplicité et d’ordre. Il s’accroche avec avidité à la possibilité du bonheur pacifique et de la conscience satisfaite chaque fois qu’il les entrevoit : Amen, dit-il, du fond d’un cœur acceptant, lorsque Hanaya annonce, d’une voix superbement sûre d’elle-même et de ce qu’elle énonce au nom de dieu, la Paix, toute proche et le Paradis retrouvé (286) Ah, mon Dieu ! dit-il encore, pourquoi n’est-il pas possible que les prédicateurs de la paix aient raison contre moi ? (1413) Comme tout serait facile dans un monde où chaque chose serait à sa place, unique et définitive ! Mais la leçon centrale de sa prophétie et de lui apprendre que le chemin de la facilité est faux et blasphématoire, précisément parce qu’il est facile. S’il était facile de saisir Dieu, si on pouvait être sûr de Le savoir en tel endroit, à tel moment – alors, tout serait facile, en effet. Mais puisque Dieu est dans l’ouragan qui passe, tout est difficile. »
« Difficile, la définition de la vérité, car le mensonge prend souvent son masque. […] Le Livre tout entier de Jérémie illustre ces incessantes mises en cause du donné. Qu’un fait constitutif du monde soit matériel ou spirituel, politique ou religieux, historique ou idéologique, dès l’instant qui apparaît comme établi et accepté, Jérémie hésite, critique, refuse. On pourrait multiplier les exemples de ce harassant éveil de la conscience de Jérémie face à toutes celles qui, autour de lui, s’assoupissent dans la béate sensation d’avoir bien compris et bien agi. »

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« Massa » : Les prophètes de l’élucubration

Les prophètes de l’élucubration
Un texte d’André NEHER

prophètes de l’élucubration

PROPHÈTES ET PROPHÉTIES (p. 287 à 290)

Des décisions aussi graves que celles d’Osée et d’Abraham, des actes aussi spectaculaires que ceux d’Isaïe et d’Ézéchiel, des souffrances aussi poignantes que celles de Jérémie et de Samuel ne sont pas réalisés ou acceptés sans résistance. Les prophètes s’en expliquent : ils sont contraints. La prophétie est une pesanteur. C’est un deuxième aspect de sa douleur.

La connaissance prophétique communiquée par la ruah (l’Esprit) ou le davar (la Parole) implique, nous l’avons vu, une violence et un corps à corps. Entre Dieu et le prophète, il y a lutte, saisissement. Mais ce que l’analyse doit maintenant souligner, c’est que, dans ce débat, l’Esprit et la Parole sont toujours vainqueurs. Pendant plusieurs années, Jérémie traverse les rues de Jérusalem avec un joug sur la nuque. Quoique le symbole dépasse la condition personnelle du prophète (il s’agit de montrer la servitude des peuples sous le sceptre de Nabuchodonosor), il n’y a pas d’image plus exacte pour décrire la vocation prophétique. Ceux qui voyaient Jérémie le percevaient dans son être prophétique le plus intime : le prophète doit plier la nuque ; il est vaincu, captif.

Jérémie sait nettement distinguer entre les deux moments de la révélation : celui de la lutte, dont l’issue reste indécise, et celui de l’obéissance après la victoire de l’absolu. Il sait aussi que si la lutte est exaltante, comparable à la violence de l’amour, la servitude est, elle, une torture :

« Ô Éternel, tu m’as séduit, et je me suis laissé séduire ; tu as eu le dessus, tu as vaincu…
Je me dis bien : Je ne veux plus penser à lui, ni parler en son nom ! Mais alors, il y avait au-dedans de moi comme un feu brûlant, contenu dans mes os ; je m’épuisais à le dompter, mais j’étais vaincu… » (207-9)

Isaïe provoque, dirait-on, la lutte. Surprenant, lors d’une théophanie, un monologue divin :

« J’entendis la voix de l’Éternel disant : Qui enverrai-je, et qui ira pour nous ? » (68)

(c’était peut-être un dialogue avec les Anges ; en tout cas, la question ne s’adressait pas à Isaïe) il intervient par sa réponse d’homme et offre de servir :

« Ce sera moi ! Envoie-moi ! » (ibid)

Mais si l’acceptation était libre, la suite de la vocation ne l’est plus. Isaïe éprouve, lui aussi, qu’il est contraint. Dieu lui parle, en l’exhortant par la force de la main (811). La main de Dieu est, pour Ézéchiel aussi, la force contraignante de Dieu. Elle est évoquée à plusieurs reprises et représente une catégorie spéciale de la révélation, à côté de la ruah et du davar : la catégorie de la nécessité. Par la ruah, Ézéchiel connaît Dieu ; par le davar, il participe à l’histoire de Dieu dans le monde. La yad, la main, l’oblige à connaître et à participer, par la lucidité et le mystère, par le langage et le silence, par le mouvement et la paralysie. Toute l’attitude personnelle d’Ézéchiel, si troublante parfois, presque morbide, est commandée par la main.

Mais l’expression la plus caractéristique de la servitude prophétique est celle de massa. Le terme signifie fardeau. Il est synonyme de prophétie et est employé dans ce sens par de nombreux prophètes. Une violente diatribe de Jérémie (chap. 23) met en lumière la valeur du sens primitif de fardeau. Jérémie s’élève contre les prophètes de mensonge, qui prophétisent sans que Dieu ne leur ait donné mission, qui volent les paroles que Dieu communique à des prophètes authentiques, qui imaginent et fabriquent des visions et des mots. Il leur interdit, sous peine de malédiction, d’utiliser dorénavant le terme de massa pour désigner la prophétie. Deux conceptions de la prophétie s’opposent dans cette scène. L’une, que Jérémie considère comme fausse, et qui est toute de liberté : il suffit de consulter son propre cœur, de laisser libre cours à son imagination, de piller chez le voisin, de saisir au vol l’esprit ou la parole, pour énoncer une prophétie. L’autre, la seule authentique, fonde justement son authenticité sur le fait qu’elle est massa, charge imposée du dehors, nullement recherchée ni souhaitée, mais infligée. C’est pour sauvegarder ce critère d’authenticité que Jérémie interdit aux prophètes de l’élucubration de se servir de ce mot. Jérémie sait que la Parole communiquée par Dieu à l’homme est bien une massa (verset 36), mais c’est dénaturer les paroles du Dieu Vivant que d’appliquer le terme aux prophéties forgées par l’homme. Seul peut l’employer le prophète qui, comme Jérémie, ressent que sa prophétie est vraie, parce qu’elle est un poids.

Tous les essais de se libérer de ce poids sont brisés. Il y a, dans toute intervention prophétique, quelque chose de déterminé. Le critère choisi par Jérémie pour distinguer la vraie prophétie de la fausse n’est pas le seul qu’ait envisagé la Bible, mais c’est celui qui rend le mieux compte de la psychologie du prophète et aussi de sa situation méta-morale. A côté du critère précisé par Jérémie lui-même dans une autre occasion, qui distingue entre la prophétie de malheur, authentique parce qu’elle implique un appel au repentir, et la prophétie de bonheur, fausse parce que stérile du point de vue moral ; à côté aussi de l’opinion du Deutéronome qui voit dans la fidélité à la tora l’indice de la véracité de la prophétie ; en plus du caractère divin de la prophétie, attesté par sa transcendance à toute morale, la prophétie s’atteste vraie parce qu’elle contient une dialectique de la liberté et de la nécessité. La prophétie documente que la liberté reste un problème.

Les prophètes ont fait l’expérience douloureuse de ce problème. Rien n’est plus instructif que l’analyse des efforts tentés par les prophètes pour conserver leur liberté, et des échecs permanents qu’ils ont subis. Efforts multiples, dont l’un se manifeste parfois dès le premier appel, dès la première atteinte à la liberté personnelle du prophète : le refus de la vocation.

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Irène Némirovsky

Jézabel
SELON IRÈNE NÉMIROVSKY
Irène Némirovsky

Jézabel est un court roman d’Irène Némirovsky écrit en 1936. Bien que née dans une famille juive de Kiev, les références directes à la Bible sont rares et quasiment inexistantes dans l’œuvre d’Irène Némirovsky ; aussi est-il précieux de voir comment le texte biblique lui apparaissait, car il semble improbable qu’elle n’ait rien su de l’histoire de la reine Jézabel que les Écritures nous relatent. Il s’avère que les théologiens et autres prédicateurs gagneraient à sortir de leur cloître, car ce que la romancière ukrainienne dit à propos du personnage de Jézabel est nettement plus pertinent que les affabulations habituelles sur l’« esprit démoniaque et dépravé » de l’antique reine.

C’est en réalité à la belle et riche Gladys Eysenach que l’écrivain donne le rôle de Jézabel dans son récit. Tout comme la princesse phénicienne devenue par la suite reine en épousant un roi d’Israël, Gladys naît dans une famille fortunée puis épouse le financier Richard Eysenach dont elle sera veuve assez vite. Elle vécut ainsi toute sa vie dans la soie, portée par le pouvoir de son extrême richesse, et entièrement préoccupée par sa conception du bonheur, tant pour ses amants que pour son entourage : « Il n’y a qu’une seule chose qui vaille la peine d’être vécue, c’est le commencement de l’amour, l’amour timide encore, le désir, l’impatience, l’attente… », dira-t-elle à sa fille. De sorte que son avocat affirmera lors de son procès : « Gladys est une femme qui n’avait vécu que pour l’amour, qui ne s’était souciée au monde que de l’amour, et qui méritait au nom de l’amour, l’oubli et le pardon. » Cette princesse du vingtième siècle finit en effet humiliée et condamnée lors d’un procès public, alors que l’âge avait flétri sa grande beauté malgré de continuels efforts pour ne pas la laisser s’échapper. De même, Jézabel fut condamnée publiquement, ayant elle aussi, dans un dernier sursaut, tenté de sauver sa gloire royale de l’inévitable jugement.

Mais défendre la reine Jézabel de l’Ancien Testament à l’aide des propos de l’avocat de Gladys serait-il vraiment conforme au texte ? Était-elle vraiment une femme qui « ne se souciait au monde que de l’amour » ? En vérité, Irène Némirovsky n’a fait qu’actualiser l’attitude de la Jézabel biblique dans les spécificités de notre société moderne ; celle-ci s’est alors métamorphosée sans difficulté, et conformément aux Écritures, en une Gladys Eysenach sous la plume inspirée de l’écrivain. Et si les religieux ont tant de mal à modeler Jézabel sous les seuls traits de la riche et séduisante Gladys, c’est parce qu’ils trouvent le portrait limité, voire médiocre, tant y manque la dimension religieuse qu’ils estiment indispensable. Jézabel n’était-elle pas essentiellement l’ennemie du prophète Élie et de son Dieu ? De là l’observent-ils uniquement au travers du prisme de ce conflit, lequel regarde les choses élevées de la spiritualité dont ils se revendiquent les experts. Cambrés à outrance sur la teneur mystique du récit, ils méprisent le reste de la réalité du personnage, et ils finissent par voir Jézabel de façon difforme et fausse. Car le spirituel s’incarne dans tout le réel, et il n’est pas rare qu’il soit vivement présent dans ce qui est le moins apparent, de même qu’il est puissant dans ce qui paraît trop banal pour être relevé.


Le règne du roi Achab, dont Jézabel était l’épouse, fut en vérité prospère. Ayant hérité du royaume fondé par son père, Achab poursuivit la même politique, fortifiant ainsi sa stabilité économique et développant une armée puissante. De plus, il construisit ou releva de nombreuses villes, puis acheva « la maison d’ivoire », probablement un palais somptueux bâti dans sa capitale Samarie. Il constitua donc une entité politique solide tout en élargissant le territoire d’Israël. Et le texte ne nous laisse aucun doute sur la perspicacité et l’ambition de Jézabel qui fut significative dans cette œuvre, voire même primordiale. Mais était-elle vraiment obsédée par l’idée de détruire le culte monothéiste ? Niet. Ce n’est pas tant le Dieu d’Élie qui la gênait, mais plutôt ce qu’elle croyait être son manque de réalisme, parce que l’exclusivité qu’il réclamait était selon elle un frein à l’expansion politique. La prospérité d’Israël en regard du petit royaume de Juda n’était-elle pas la preuve que le compromis était payant ? Et Jézabel n’était-elle pas l’incarnation de cette réussite, elle, la Phénicienne, qui avait permis à Achab d’élargir sa vision de la royauté ?

Le conflit avec Élie devint radical environ à la quinzième année du règne d’Achab, lequel dura vingt-deux ans. Une longue famine survint et donna l’occasion à la reine de persécuter les prêtres du culte officiel, laissant à leur place les divinités qu’elle avait amenées de sa propre culture. Mais c’est finalement Élie qui mit le feu aux poudres lors de ses croisades contre le faux culte ; il critiqua ouvertement ce compromis, puis, tel un homme politique, il s’adressa au peuple et le plaça devant une alternative : « Jusqu’à quand clocherez-vous entre les deux partis ? Si l’Éternel est le vrai Dieu, suivez-le ; si c’est Baal, suivez Baal ! » (1 Rois 18) Les ayant convaincus par des preuves visibles et extraordinaires, le prophète, à l’image de Jézabel, fit alors persécuter à mort les prêtres de Baal ! La reine, bien sûr, renchérit dans cette lutte des pouvoirs. Dès cet instant, le Dieu monothéiste devint son ennemi principal ; Jézabel le percevait comme une source de récession dans l’élaboration de la civilisation en marche ; ses préceptes trop étriqués entraînaient, de son point de vue, une perte de la prospérité politico-économique si difficilement acquise.


Que fit Dieu ? Il abandonna Élie et laissa la victoire à la reine pragmatique et réaliste ; le prophète dut fuir devant l’autorité de Jézabel. Conduit au désert, il se couvrit le visage et écouta Dieu avec plus d’attention que jamais : « Je suis dans le murmure. Je ne suis pas dans l’ouragan, le tremblement ou le feu. Je ne veux pas être roi, je ne veux pas régner sur vous, mais je veux être l’intime, le frère, l’époux. Je veux partager ma gloire avec mes fils, et non m’imposer à eux au travers d’un gouvernement de masse. C’est pourquoi, en prenant votre propre chemin, vous êtes conduit par les pouvoirs théocratiques, moraux et politiques jusque dans vos propres échecs, jusqu’à ce désert où l’homme brisé apprend enfin à se couvrir la face pour écouter mon murmure. »

A contrario, Jézabel n’écoutait que l’ouragan du réel, et elle ne croyait qu’aux preuves criantes de l’action intelligente. Elle était avide d’un pouvoir concret et désirait secrètement être vénérée. Elle aurait pu dire avec Bonaparte : « Mon pouvoir dépend de ma gloire et ma gloire repose sur mes victoires. » Il lui fallait donc offrir des victoires aux hommes, c’est-à-dire le bonheur et la prospérité, afin de recevoir en échange la gloire et l’autorité tant désirées. Jézabel avait somme toute la fibre démocratique dans son archaïsme primitif. Si elle vivait de nos jours, nul doute qu’elle parlerait d’écologie, de démocratie participative, d’éducation, de diversité culturelle, d’œcuménisme, de paix, d’engagement citoyen, etc., etc.

La même motivation dirigeait l’esprit de Gladys Eysenach lorsqu’elle avoua à Claude, son premier flirt : « Je n’ai jamais été amoureuse de vous et, pourtant, je ne vous oublierai jamais… J’étais une enfant innocente. C’est vous qui m’avez, pour la première fois, montré mon pouvoir. » Ce pouvoir, dont elle dit ailleurs : « Qu’y avait-il de meilleur au monde, quelle volupté comparable à celle de plaire ?… Ce désir de plaire, d’être aimée, cette jouissance banale, commune à toutes les femmes, cela devenait pour elle une passion, semblable à celle du pouvoir ou de l’or dans un cœur d’homme, une soif que les années augmentaient et que rien, jamais, n’avait pu étancher complètement. » Tout comme la reine Jézabel dont elle est la métamorphose, Gladys voulait être aimée et adorée : « Elle était entourée d’hommes amoureux. Les serments, les supplications, les larmes, elle y était accoutumée comme un ivrogne l’est au vin ; elle n’en était pas rassasiée, mais leur doux poison lui était nécessaire comme le seul aliment qui l’eût fait vivre. Elle ne s’en cachait pas. » Et toutes deux savaient qu’il leur fallait, pour atteindre cette félicité, donner le change à leurs adorateurs, à savoir leur beauté et un pouvoir, qu’il soit politique, financier, médiatique ou religieux. L’une et l’autre « ne se souciaient au monde que de l’amour, aussi méritaient-elles le pardon de leur plus grande faute pour une telle consécration au bonheur. »


Irène Némirovky a discerné l’esprit de Jézabel et sa subtilité de manière bien plus profonde que les religieux tant ces derniers raisonnent de manière manichéenne : la méchante Jézabel contre le bon Élie. Étant fièrement revêtus d’œillères au-delà même du texte, il s’ensuit qu’on trouve à leur chaire et sur leurs couches des spécimens de Jézabel fort bien articulés. Le christianisme est quant à lui copieusement achalandé en hommes et femmes de ce type, ceux-là mêmes qui, sans même s’en rendre compte, et avec la plus grande sincérité, conçoivent secrètement le spirituel comme une possibilité de pouvoir et de prospérité… Comment les reconnaître ? C’est fort simple ; à l’instar d’Élie, mettez en question leurs certitudes, appelez-les au désert pour écouter le murmure, et à coup sûr vous aurez une réponse à la Gladys Eysenach : « Je ne veux pas penser. Je ne veux pas, je ne veux pas…, murmura-t-elle, en cachant son visage dans ses mains : ça me fait mal. Je veux un peu de repos, un peu de bonheur… Comprends-moi. Sois mon amie… »


Mais qu’est-ce qui perdit Jézabel et Gladys ? C’est d’avoir eu, une seule fois, une considération pour un individu défendant lui aussi son pouvoir personnel vis-à-vis du leur. En portant leur regard sur l’autre, comme sur leur égal, elles auraient pu s’oublier et oublier leur avidité, commencer à aimer, à se sauver, en sacrifiant leurs intérêts, mais elles transformèrent cette chance en un piège pour elles-mêmes. Jézabel répondit aux droits de Naboth par le meurtre, puis lui vola son bien ; et Gladys répondit pareillement aux droits de son petit-fils. De là, le même procès pour toutes les deux. Élie disant à Jézabel : « Les chiens mangeront Jézabel » ; et le petit-fils de Gladys de constater, peu avant d’être tué par sa festive grand-mère : « “Sales vieux”, songea-t-il, en serrant les poings. Il confondait dans la même haine Gladys, la mère de Laure et tous ceux qui gardaient leurs places, leur argent, leur bonheur, ne laissant à leurs enfants que le désespoir, la pauvreté et la mort. »

Et qu’importe que l’une eût acclamé Élie comme prophète, ou que l’autre eût vécu moralement et religieusement son riche veuvage, le véritable procès de Jézabel est bien celui qu’a vu Irène Némirovsky : c’est de vouloir garder sa place, son argent, son bonheur, laissant aux autres le désespoir, la pauvreté et la mort. Et qu’importe enfin que ce soit au nom de la démocratie, du Dieu d’Élie, ou du droit à jouir de sa vie et de sa liberté ; tout comme le diabolique, Jézabel n’a pas de préjugés vestimentaires, mais elle prend surtout bien soin d’être toujours couverte par une vérité supérieure…, quitte à la corrompre avec charme, conviction et autorité.



Ivsan Otets

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Marina Tsvetaeva

Marina Tsvétaïeva
POÉSIE
Marina Tsvetaïeva


ÂME, TU IGNORES

Âme tu ignores toute mesure,
Âme fustigée, âme mutilée,
Tu as le languir du fouet.
Âme qui accueille son bourreau,
Comme le papillon s’arrache à la chrysalide !
Qu’on ne brûle plus les sorciers,
Cette offense, tu ne peux la porter !
Fumant sous le cilice
Comme un haut brandon de résine,
Stridente hérétique,
— Sœur de Savonarole,
Âme, l’égale du bûcher !


1921

POÈME POUR BLOK

Pas une côte cassée —
Une aile brisée.

Pas la poitrine traversée
Des fusillés. Cette balle

Ne peut s’extraire. Les ailes sont
Irréparables. Il vivait mutilé.


1921

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Kafka

Franz Kafka
MÉDITATIONS
Franz Kafka


EXTRAITS

Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire,
il ne viendra qu’un jour après son arrivée,
il ne viendra pas le dernier, mais au tout dernier jour.
· • ·
Il peut exister un savoir du diabolique,
mais pas de croyance en lui,
car plus de diabolique qu’il n’y en a ici, cela n’existe pas.
· • ·
Pourquoi nous plaignons-nous du Péché originel ?
Ce n’est pas à cause de lui que nous avons été chassés,
mais à cause de l’Arbre de Vie, afin que nous n’en mangions pas.

Nous ne sommes pas seulement en état de péché
parce que nous avons mangé de l’Arbre de la Connaissance,
mais aussi parce que nous n’avons pas encore mangé
de l’Arbre de Vie.
L’état dans lequel nous nous trouvons est celui du péché,
indépendamment de la faute.

Nous avons été créés pour vivre dans le Paradis,
le Paradis était fait pour nous servir.
Notre destination a été changée,
mais que celle du Paradis l’ait été également,
cela n’est pas dit.
· • ·
Le diabolique revêt parfois l’aspect du Bien,
ou même s’incarne complètement en lui.
Si cela m’est caché, je suis naturellement vaincu,
car ce Bien-là est plus séduisant que le vrai.

Mais que se passe-t-il si cela ne m’est pas caché ?
Si je suis précipité dans le Bien par une horde de diables
au cours d’une battue ?
Si, véritable objet de dégoût, je suis roulé, piqué, poussé
vers le Bien par des pointes d’aiguilles
qui cherchent de tous côtés à m’atteindre ?
Si je suis saisi par les griffes visible du Bien ?

Je recule d’un pas et je rentre mollement et tristement
dans le Mal, qui était tout le temps derrière moi
et attendait ma décision.
· • ·
L’évolution humaine — une croissance de la puissance de mort.
· • ·
Toutes les vertus sont individuelles, tous les vices sont sociaux.
Ce qui passe pour une vertu sociale, par exemple l’amour,
le désintéressement, l’équité, le dévouement,
n’est qu’un vice social « étonnamment » affaibli.


————————————
Extraits de : Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin.

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Questions

Heinrich Heine
POÉSIE
Heinrich Heine


QUESTIONS

Près de la mer, la mer nocturne et déserte,
Un jeune homme est debout,
Le cœur plein de chagrin, l’esprit plein de doute ;
Sombre et triste, il interroge les flots :

« Oh ! expliquez-moi l’énigme de la vie,
L’antique et douloureuse énigme,
Sur laquelle tant d’hommes se sont penchés :
Savants à calottes hiéroglyphiques,
Magiciens en turban et barrettes noires,
Têtes coiffées de perruques et mille autres
Pauvres fronts humains baignés de sueur.
Dites-moi, la vie humaine a-t-elle un sens ?
D’où vient l’homme ? Où va-t-il ?
Qui habite là-haut dans les étoiles d’or ? »
Les flots murmurent leur éternelle chanson,
Le vent souffle, et les nuages s’enfuient,
Les étoiles scintillent, indifférentes et froides,
Et un fou attend une réponse. »




————————————
Traduction : Albert Spaeth, Collection bilingue des classiques étrangers, Éd. Montaigne, Paris 1947.


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Les Longs Cris

EVTOUCHENKO
De la cité du Oui à la cité du Non
Evtouchenko








LES LONGS CRIS
à Youri Kasakov

Une petite isba sommeille sur la rive.
Un cheval blanc se détache sur le pré noir.
Je pousse de longs cris, tire des coups de feu.
Sans pouvoir arriver à réveiller quelqu’un.

Ah, si le vent pouvait porter mes coups au loin !
Ah, si un chien pouvait seulement les entendre !
Les gens dorment à poings fermés au lieu-dit « Les Longs Cris »,
C’est ainsi qu’on appelle ce coin de rivière.

Ma voix, comme un tocsin, résonnait dans les salles ;
Elle tonnait, puissante, sur les places publiques,
Mais elle était un peu trop faible pour atteindre
Et réveiller les gens de la petite isba.

Car pour les paysans au souffle fatigué,
Qui dorment lourdement, comme s’ils labouraient,
Ma voix, jamais ne sera guère plus audible
Qu’un murmure de pins ou un bruit de roseaux.

Alors, toi l’Orateur ? Alors, toi le Prophète ?
Te voilà égaré, tout mouillé et transi.
Ta cartouchière est vide et ta voix est cassée.
Et la pluie a éteint ton petit feu de camp.

Mais ne t’afflige pas de cette offense amère.
Il y a tant et tant de choses à penser.
Et ce n’est pas le temps qui manque… « Les Longs Cris »
C’est ainsi qu’on appelle ce coin de rivière.

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Perle russe

Dmitri Bykov
LA JUSTIFICATION
Bykov

Ouvre ta bouche,
et mange ce que je te donnerai !
Je regardai, et voici,
une main était étendue vers moi,
et elle tenait un livre en rouleau.
Il le déploya devant moi,
et il était écrit en dedans
et en dehors ;
des lamentations, des plaintes
et des gémissements y étaient écrits.





•••Ces paroles ne sont pas tirées du livre de Dmitri Bykov. En effet, cet auteur russe nous est contemporain, il est né en 1967, et c’est en 2001 qu’il jeta son premier roman sur la scène littéraire de son pays : La Justification. Un roman, dira un commentateur, « comme une pincée de gros sel sur les plaies de l’histoire ». Il parut en français en février 2005.
•••Le texte que je cite au tout début, concernant un livre en rouleau écrit en dedans et en dehors, est bien plus ancien, largement plus de 2000 ans. Il fait partie de ces paroles que prononcèrent les prophètes bibliques. Ézéchiel fait ici référence à une main céleste qui lui tend un livre dont il doit se nourrir. Le livre est saturé, jusqu’à écœurement. Il est plein d’un réalisme trop lourd. Si lourd que la nature même ne peut plus le contenir. Ne dit-on pas que le sang remonte à la surface du sol ? Les fosses que les hommes utilisent pour entasser les cadavres ne retiennent pas le sang. Il remonte à l’air, et là, il crie, n’ayant plus comme seuls témoins la nature impuissante et le ciel.
•••Ce roman, La Justification — de même que ces antiques rouleaux écrits en dedans et en dehors — est saturé ; il vous donnera le vertige si vous l’assimilez ; il se peut même qu’il brûle amèrement vos entrailles — sinon, rien ne se produira. Le personnage principal, Rogov, dit lui-même qu’une « question le hantait : la souffrance avait-elle un sens, si ténu fût-il, et pouvait-on se passer de cette expérience ? Lui-même rêvait secrètement de l’épreuve suprême ; sans elle, toute bonté lui semblait incomplète et inauthentique. »
•••En effet, Dmitiri Bykov présente son personnage comme le petit-fils d’un homme ayant disparu dans les purges staliniennes. Mais en cherchant la vérité sur son grand-père, Rogov cherche en fait une justification à la souffrance. Il nous entraîne avec lui dans l’histoire ; et il trouve, et il découvre, et il soulève, et il soupçonne que cette vie soviétique « possède une destination supplémentaire, tenue cachée, en plus de sa destination principale. »
•••Il comprend que « seuls sont changés ceux qui pouvaient être brisés, or lui n’avait toujours fait que plier ». Enfin, il voit l’enfer, et, dira-t-il : « Dans l’enfer, il y a des chauffeurs, il y a des surveillants et il y a des pécheurs. Je pense que les pécheurs sont les mieux lotis. On les tourmente, on les purifie de leur péché et on les relâche. Alors que les chauffeurs et les surveillants sont forcés de rester là éternellement. Dans l’enfer, mieux vaut être l’hôte que le maître de maison, vous ne croyez pas ? »
•••Ce roman de Dmitri Bykov est une perle russe de plus ! Et, pour ne pas en dire davantage, essentiellement pour ceux qui le liront, pour ceux qui aiment les livres écrits en dedans et en dehors, pour ceux qui ont rejeté la sage littérature, celle écrite au recto seul, et qui, savamment dosée pour imiter, ne produit dans les corps qu’un effet anesthésiant — pour eux donc, voici un dernier passage, celui d’un célèbre poète russe (Block), extrait bien sûr du roman :

« Nous sommes tous différents de celui que nous prétendons être.
Et ceux qui le comprennent mentent dix fois plus que les autres.
Quant à ceux qui ne mentent pas, il aurait mieux valu les tuer à leur naissance. »


Ivsan Otets

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Attends-moi

Constantin Simonov
1915-1979 — Écrivain russe

Simonov

Le célèbre poème de Simonov qui suit évoque un soldat durant la Seconde Guerre. Celui-ci s’adresse à sa fiancée et l’exhorte à attendre son retour du front, là où il se trouve — il l’exhorte à attendre envers et contre tout et tous.

Mais, permettons-nous de réinventer les personnages. Imaginons que ce poème ne soit pas l’œuvre d’un soldat parti en guerre et qui encourage sa fiancée dans une lettre. Imaginons que ce poème vienne d’un Ailleurs, et qu’il soit l’œuvre d’un Être ailleurs. Un Être qui parle, non d’un front de guerre où il se trouverait, mais d’un autre lieu bien plus extraordinaire. Un endroit qu’il atteignit en traversant, non une guerre, mais en supportant une offensive bien plus tragique — une offensive qu’aucun homme n’a jamais pu supporter.

Puis, imaginons que cet Être parle à l’Individu ! À l’Individu qui attend, et qui dans son attente, cherche une réponse… Peut-être moi, peut-être vous !

Que signifierait alors le : « Attends quand se découragent ceux qui avec toi attendent » ? Et que voudrait dire : « Ils ne pourront comprendre, ceux qui n’ont pas attendu […] Comment j’ai survécu, nous ne le saurons que toi et moi… » ?

G

ATTENDS-MOI
Attends-moi et je reviendrai
mais attends-moi de toutes tes forces.
Attends quand les pluies jaunes apportent la tristesse,
attends quand les neiges tournoient,
attends sous la canicule, attends quand les autres n’attendent plus,
oubliant le passé.
Attends, quand des endroits lointains
les lettres n’arrivent plus.
Attends quand se découragent
ceux qui avec toi attendent.

Attends-moi et je reviendrai.
N’écoute pas tous ceux qui savent par cœur
qu’il est temps d’oublier.
Même si ma mère et mon fils se persuadent
que je ne suis plus,
même si les amis cessent d’attendre et,
assis autour du feu,
boivent le vin amer
à ma mémoire,
attends, et avec eux
ne t’empresse pas de boire.

Attends-moi et je reviendrai
en dépit de toutes les morts.
Celui qui ne m’a pas attendu
pourra toujours dire que j’ai eu de la chance.
Ils ne pourront comprendre, ceux qui n’ont pas attendu,
comment, au milieu du feu,
par ton attente,
tu m’as sauvé.
Comment j’ai survécu,
nous ne le saurons que toi et moi :
simplement tu auras su attendre
comme personne d’autre.

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La Maladie mortelle est le Désespoir

Søren Kierkegaard
La Maladie mortelle est le Désespoir

« Cette maladie n’est point à la mort » (Jean 11) et cependant Lazare mourut. » — C’est ainsi que débute Le Traité du Désespoir. Car, explique l’auteur, « le chrétien est seul à savoir ce qu’est la maladie mortelle. Il tient du christianisme un courage qu’ignore l’homme naturel. […] L’horrible leçon du chrétien, c’est d’avoir appris à connaître la Maladie mortelle ».

Kierkegaard a écrit ce traité vers 1850, à l’âge de 35 ans environ. Un texte court, 150 pages séparées en 5 livres. Voici plus bas les derniers mots du second Livre que je me suis permis de séparer ligne à ligne. Kierkegaard avait appris du « christianisme païen » combien il faut se garder de jeter ses perles aux pourceaux ; ainsi a-t-il gorgé d’incognito son Traité du désespoir. Ceux-là seuls qui ont des oreilles pour entendre l’entendront ! Ceux-là qui acceptent de voir leur désespoir démasqué, et qui, sans jouer à faire l’heureux craintif en assument le combat… Ceux-là n’ont pas de lieu ici-bas où reposer leurs têtes !

G

Le texte
Et, vidé le sablier, le sablier terrestre,
et tombés tous les bruits du siècle,
et finie notre agitation forcenée et stérile,
quand à l’entour de toi tout est silence, comme dans l’éternité —
homme ou femme, riche ou pauvre,
subalterne ou seigneur, heureux ou malheureux,
que ta tête ait porté l’éclat de la couronne ou,
perdu chez les humbles,
que tu n’aies eu que les peines et les sueurs des jours,
qu’on célèbre ta gloire tant que durera le monde ou,
qu’oublié, sans nom, tu suives la foule sans nombre anonymement ;
que cette splendeur qui t’enveloppa ait passé toute peinture humaine,
ou que les hommes t’aient frappé du plus dur des jugements,
du plus avilissant,
qui que tu aies été,
avec toi comme avec un chacun de tes millions de semblables,
l’éternité ne s’enquerra que d’une chose :
si ta vie fut ou non du désespoir,
et si, désespéré, tu ne te savais point l’être,
ou si, ce désespoir, tu l’enfouissais en toi,
comme un secret d’angoisse,
comme le fruit d’un amour coupable,
ou encore si, en horreur aux autres, désespéré, tu hurlais de rage.
Et, si ta vie n’a été que désespoir, qu’importe alors le reste !
victoires ou défaites, pour toi tout est perdu,
l’éternité ne t’avoue point pour rien, elle ne t’a point connu
ou pis encore, t’identifiant, elle te cloue à ton moi, ton moi de désespoir !

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Une gorgée de Gary

Romain Gary

Une gorgée de Gary
« LA PROMESSE DE L’AUBE »


« …J’ai toujours été très influencé par mes cadets.
Les hommes âgés n’ont jamais eu d’ascendant sur moi, je les ai toujours considérés comme étant hors jeu et leur conseil de sagesse me semblent se détacher d’eux comme des feuilles mortes d’une cime sans doute majestueuse, mais que la sève n’abreuve plus. La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a « appris » est en réalité tout ce qu’elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à la barbe blanche et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés et, alors que l’âge commence à peser sur moi de ses rides et de ses épuisements, je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l’essentiel, j’ai été et ne serai plus jamais. »


•••La vérité meurt jeune osa prétendre Romain Gary.

« Mais la vérité ne meurt pas et ne peut mourir » s’empresseront de répondre curés, pasteurs, imams, rabbins… et leurs chers amis, les scientifiques, pour qui la vérité mathématique aussi est éternelle, elle qui règne sur un trône indestructible…

•••Ha, ha ! Comme le disait si poétiquement Maurice Blanchard : « Je ris avec les fesses »…

•••Vous aussi chers amis, riez donc avec les fesses lorsqu’on vous dit que « la vérité ne meurt jamais », car tout ce qui est vrai doit mourir, et l’amour aussi doit mourir ; c’est Romain Gary qui a vu juste. Il me semble bien plutôt que seul le diabolique ne meurt jamais, et qu’il devient ici-bas un arbre majestueux, serein, à la barbe blanche, plein d’indulgence et dont la sagesse se détache de lui « telles des feuilles mortes » mais incapables de quelque guérison que ce soit ; une sagesse émasculée, ridée et qui a oublié depuis fort longtemps l’audace, l’insouciance de sa jeunesse qui espère l’impossible.

•••Ici-bas, tout ce qui est vrai ne peut que mourir, et cela, de manière volontaire, même si il faut boire la coupe des souffrances ; cette maison de terre ne sied pas la vérité dernière, et aucun lieu proposé ici-bas ne lui donne un repos pour sa tête. Aussi, audacieux et insouciants, la vérité et l’amour préfèrent mourir, et surtout ne pas s’imposer comme régnant, laissant sur ce sol des traces de leurs libertés que les vieilles certitudes ne supportent pas ; les voilà donc à rejoindre un autre lieu que les vérités éternelles ne connaissent pas, et qu’elles sont incapables de rejoindre puisqu’elles ne meurent jamais — ayant fait un pacte da paix avec la mort. En effet, ces pures certitudes ont si peur et tant de rages à préserver leurs trônes de fer et leurs titres de Vérité de Pierre, qu’elles s’y attachent et y trouvent enfin le repos et le confort, tel un mort reposant sur sa pierre tombale, et qui reposera dans sa mort pour l’éternité : vivant sa mort.

Ivsan Otets

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Jacques ELLUL

Jacques Ellul Jacques Ellul
Sociologue et théologien français · 1912-1994
Titres conseillés :
La subversion du christianisme
Anarchie et christianisme
La parole humiliée
L’Apocalypse : architecture en mouvement
L’espérance oubliée
Le système technicien



pdf EXTRAITS PDF
L’espérance oubliée : PDF dans un nouvel onglet ↗︎
L’Apocalypse · Les premières pages du chapitre 1 : « Recherche de la structure » : PDF dans un nouvel onglet ↗︎

EXTRAITS DE « ANARCHIE ET CHRISTIANISME »

Bien des choses me rapprochaient des anarchistes… mais il y avait un obstacle insurmontable : j’étais chrétien. Cet obstacle, je l’ai rencontré toute ma vie. Par exemple, en 1964, j’avais été attiré par un mouvement très proche de l’anarchisme : les situationnistes. J’avais eu des contacts très amicaux avec Guy Debord, et un jour je lui ai nettement posé la question : « Est-ce que je pourrais adhérer à votre mouvement et travailler avec vous ? » Il me répondit qu’il en parlerait à ses camarades. Et la réponse fut très franche : « Comme j’étais chrétien je ne pouvais pas adhérer à leur mouvement. » Et moi, je ne pouvais pas récuser ma foi. D’ailleurs « concilier » les deux n’allait pas de soi, en moi-même. Être chrétien et « socialiste », cela pouvait se concevoir, il y avait depuis 1900 environ un mouvement du « christianisme social » qui jusqu’en 1940 conciliait un socialisme modéré (A. Philip était de la S.F.I.O.) avec les enseignements moraux de la Bible. Mais on ne pouvait certes pas aller au-delà, et il semblait que, des deux côtés, il y eût une incompatibilité absolue. J’ai alors entrepris une longue marche spirituelle et intellectuelle non pas pour concilier les deux, mais pour savoir si finalement je n’allais pas être simplement schizophrène ! [p. 10]

Toutes les Églises ont scrupuleusement respecté et souvent soutenu les autorités de l’État, elles ont fait du conformisme une vertu majeure, elles ont toléré les injustices sociales et l’exploitation de l’homme par l’homme (en expliquant pour les uns que la volonté de Dieu était qu’il y ait des maîtres et des serviteurs, et pour les autres que la réussite socio-économique était le signe extérieur de la bénédiction de Dieu !), elles ont aussi transformé une parole libre et libératrice en une morale (alors que le plus surprenant c’est que justement il ne peut pas y avoir de « morale » chrétienne, si l’on veut suivre vraiment la pensée évangélique). [p. 15]

Rien, rien, aucune erreur, aucun crime n’est aussi horrible devant Dieu que ceux qui sont le fait du pouvoir. Et pourquoi ? parce que ce qui est « officiel » est impersonnel, et à cause de cela, c’est la plus profonde insulte qui puisse être faite à une personne. [Kierkegaard - p. 18]

Le reste, le faste, le spectacle, les déclarations officielles, le simple fait d’organiser une hiérarchie (Jésus n’a pas créé de hiérarchie), un pouvoir institué (les prophètes n’ont jamais eu aucun pouvoir institué), un système juridique (les vrais représentants de Dieu n’ont jamais eu recours à un droit). Tout cela, qu’on l’on voit, c’est le caractère sociologique et institutionnel de l’Église, sans plus, ce n’est pas l’Église ! Mais pour ceux de l’extérieur, il est évident que c’est l’Église, et par conséquent on ne peut pas les « juger » quand eux-mêmes jugent cette Église. [p. 19-20].


EXTRAITS DE « LA SUBVERSION DU CHRISTIANISME »

Comment se fait-il que le développement de la société chrétienne et de l’Église ait donné naissance à une société, à une civilisation, à une culture en tout inverses de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul. Je dis bien en tout. Ce n’est pas sur un point qu’il y a eu contradiction, mais sur tous les points.… Or, il n’y a pas seulement dérive, il y a contradiction radicale, essentielle, donc véritable subversion [p. 10].

Chaque génération croit avoir découvert enfin la vérité, la clef, le nœud du christianisme en se plaquant, se modelant sur l’influence dominante. Le christianisme devient une bouteille vide que les cultures successives remplissent de n’importe quoi. Ce n’est pas parce que, aujourd’hui nous découvrons le socialisme et l’islam que nous sommes en quoi que ce soit plus vrais devant Dieu que nos pères, pleins de bons sentiments pour les pauvres sauvages qu’il fallait sortir de leur misère, de leur ignorance, de leur péché… Ce christianisme est toujours aussi plastique à l’égard des cultures qu’il le fut à l’égard des régimes politiques. Je l’ai dit 100 fois. Monarchiste sous la monarchie, républicain sous la république, socialiste sous le communisme. Tout se vaut. En cela aussi, le christianisme est l’inverse de ce que la Révélation de Dieu en Jésus-Christ nous montre. Telle est l’esquisse, générale… la question dramatique.… [p. 32]

Deux contradictions se trouvent dans cette obsession de l’unité : le totalitarisme chrétien et le syncrétisme. Dieu, le modèle, est Tout. L’unité a lieu précisément parce qu’il est Tout. Dès lors, il faut rechercher à tout prix la totalité. Le christianisme doit tout recouvrir. Les activités politiques, économiques, intellectuelles doivent devenir chrétiennes. Il faut exactement un Système de l’Unité totale. Et de même façon tout le monde connu doit devenir chrétien. [p. 76]

Il y eut chez les missionnaires aventureux et pieux un profond désir de convertir tous les peuples pour leur salut, mais il y a eu autant chez les chefs d’Église, la visée que le monde entier doit former une unité puisque Dieu est Total et Un, et que cette unité ne peut être assurée que par la christianisation. Donc tout englober. [p. 77]

Dans cette entreprise, on s’est heurté à des obstacles de tous ordres apparemment insurmontables. Dès lors restait une solution à première vue satisfaisante, mais en fait radicalement contraire à la première, celle du syncrétisme. Si l’unité ne pouvait pas être atteinte par la destruction de tout ce qui était extérieur et par l’expansion d’un christianisme irrécusable, alors peut-être pouvait-on tenter la conjonction et l’unification par l’amodiation réciproque du christianisme et de ce qui résistait.

Sont entrés dans le christianisme les légendes scandinaves et les arbres de Noël, la Fête de la Lumière autant que les méditations des mystique arabes.

Dans cette obsession de l’unité, le christianisme s’éloigne chaque fois davantage de sa source. Chaque fois c’est un nouveau mensonge qui s’introduit dans la Révélation. Le syncrétisme, c’est le triomphe du Prince du Mensonge, où ni l’un ni l’autre ne sont plus ni vrais ni crédibles. [p. 77]

L’unité à tout prix de toutes choses que nous prétendons ramener à Dieu est l’ultime subversion de la Révélation. [p. 78]

Ainsi, la subversion a eu lieu parce que la Révélation était socialement intolérable. [p. 244] Le christianisme (isme) est l’expression de l’« instinct » de propriété de l’homme. [p. 251]

Est-ce alors la défaite du Saint-Esprit ? Il faut être très rigoureux : en tant que réussite dans le monde, en tant que manifestation de puissance : oui. Absolument oui. Et pourquoi voudrait-on qu’il en fût autrement ? Dieu Saint-Esprit serait-il différent de Dieu le Père et de Dieu Jésus-Christ ? […] Avec Jésus-Christ, c’est l’échec de la Non-Puissance volontaire. Car, la Résurrection n’étant vraie que pour la foi, l’aventure de Jésus est un échec historique. Alors le Saint-Esprit ?

Il n’est pas différent. Esprit de lumière, de vérité, etc., oui, pour la foi. Non par force historique qui amène les peuples à obéir à Dieu, ni qui change le cours de l’histoire. Le Saint-Esprit donne à la fois l’espérance, là où tout est désespéré, la force de maintenir au milieu de ces désastres, la lucidité pour ne pas tomber dans ces séductions, la capacité de subvertir à son tour les puissances engagées. Ainsi le fidèle serait celui qui aurait à son tour l’intelligence et la force de dépouiller nos réalités matérielles de leur pouvoir de séduction, de les dévoiler pour ce qu’elles sont, rien de plus, et de les faire entrer dans le service de Dieu, en les déroutant totalement de leur propre loi.

Mais jamais de triomphe impérial. il n’y a pas de chef d’État inspiré par le Saint-Esprit. Il n’y a pas de capitaliste réussissant par le Saint-Esprit. Il n’y a pas de développement de la science et de la technique guidé par le Saint-Esprit. Ce que les puissances on réussi est donc l’inverse. Elles ont remporté la victoire explosive, asservissant à leur grandeur la vérité même de Christ. [p. 290-291]


Documents Audio

BRIBES D’ENTRETIEN AVEC ELLUL · 1980-1993 · Playliste de 14 pistes (total de 19 mn).
A partir du DVD : J. ELLUL, L’HOMME ENTIER




Jacques Chancel

Jacques Ellul  O  J. Chancel
q  « Radioscopie »
01 Oct. 1980 · 56 mn 34

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Tchekhov Pdf

Anton Tchékhov

Deux nouvelles
Tchekhov Le Pipeau


Le pipeau pdf akklésia Écrite il y a 130 ans, cette nouvelle est étonnamment actuelle.
pdf10 PAGES À LIRE AU FORMAT PDF ICI








o
photo Tchékhov De l’Amour

pdf 12 PAGES À LIRE AU FORMAT PDF ICI



Extraits :
« Jusqu’à présent on n’a dit de l’amour
qu’une seule vérité indiscutable
à savoir que c’est un grand mystère… »

« …j’essayais de comprendre le mystère
de cette femme jeune, belle, intelligente,
mariée à un homme médiocre… »

« Il y a un dicton qui dit :
ma femme n’avait pas de soucis,
il a fallu qu’elle s’achète un goret. »

« …si l’on veut raisonner sur son amour,
il faut partir d’un point de vue plus élevé
que ceux de bonheur ou de malheur, de péché ou de vertu… »


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Pouchkine

citation10

Alexandre Pouchkine
POÉSIE

Alexandre Pouchkine


LE PROPHÈTE

L’esprit tout languissant de soif,
je me traînais dans un désert obscur,
quand au carrefour de mes voies
j’eus la vision d’un Séraphin.

De doigts légers comme le rêve
il toucha chacun de mes yeux :
mes yeux s’ouvrirent, clairvoyants
comme ceux de l’aigle effrayé.

Puis il effleura mes oreilles
qui retentirent de clameur
et j’entendis le ciel frémir,
j’entendis le haut vol des anges,
la fuite sous les eaux des monstres de la mer
et la germination des sarments dans la plaine.

Puis de sa main il pesa sur ma bouche,
en arracha ma langue pécheresse,
langue vaine, langue perverse,
et de sa dextre ensanglantée
dans ma bouche paralysée
glissa le dard de l’astucieux serpent.

Puis, m’ouvrant le sein de son glaive,
il empoigna mon cœur tout palpitant
et plaça un charbon ardent
au creux de ma poitrine ouverte.

Mon corps gisait, mort, au désert
lorsque la voix de Dieu me lança son appel :
« Prophète, lève-toi, sache voir et entendre
et, tout rempli de mon vouloir,
parcours les terres et les mers,
brûlant les cœurs au feu de ma Parole. »

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · •


UN SEMEUR SORTIT POUR SEMER…

Je sortis seul, avant l’étoile
semer aux champs la liberté,
jetant les graines vivifiantes
d’une main innocente et pure
au long des labours asservis.
Je ne fis qu’y perdre ma peine,
mon temps et mes pieux désirs…
Broutez donc, peuples pacifiques !
Dormez, sourds aux cris de l’honneur.
Liberté, laisse ce bétail
qu’attend la tonte, ou l’abattoir,
qui endure, de siècle en siècle
le joug à grelots et le fouet.

· · · · ·

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Le Grand Inquisiteur

Dostoïevski

LE GRAND INQUISITEUR
Dostoïevski

Akklésia vous propose deux traductions différentes du chef-d’œuvre de Dostoïevski.

La première est celle de Henri Mongault (1923), que l’on peut trouver ici sur Wikisource.

Téléchargez ici le pdf du Grand Inquisiteur traduit et annoté par Henri Mongault (1923) et mis en page par Akklésia

  Nombre de pages au format livre : 27   w


Nous vous proposons également le même texte traduit par André Markowicz (2002, traduction soumise à droits d’auteurs), qui a fait beaucoup de bruit à sa parution. En effet, jusque là, les traducteurs français de Dostoïevski ne respectaient guère son style proche de l’oralité et se sont efforcés de le polir. André Markowicz prit le parti inverse et s’attela à retraduire toute l’œuvre de l’auteur russe en lui restant fidèle. On peut lire les propos du traducteur sur la nécessité de cette nouvelle traduction :

Les traducteurs de Dostoïevski ont toujours voulu “améliorer” son texte, ont toujours voulu le ramener vers une norme française. C'était, je crois, un contresens, peut-être indispensable dans un premier temps pour faire accepter un auteur, mais inutile aujourd'hui, s'agissant d'un écrivain qui fait de la haine de “l'élégance” une doctrine de renaissance du peuple russe.
Article de M. Lindon, “Libération” en ligne du 28 mars 2002.

En 1990, Hubert Nyssen, le fondateur des éditions Actes Sud, revient d’un rendez-vous chez Nina Berberova avec Markowicz qui lui a servi d’interprète. Sur le quai de métro, Markowicz se lance : il faut retraduire tout Dostoïevski. Nyssen ne comprend pas. Il trouve les traductions existantes très belles : « C’est justement là le problème, m’a dit André. Dostoïevski détestait l’élégance, en particulier celle des Français. Il écrivait avec véhémence, sans se soucier de la syntaxe ni des répétitions. Les premières traductions ont tout fait pour policer ce style. »
Article de F. Deschamps, “Libération” en ligne du 15 janvier 1999.

Téléchargez ici le pdf du Grand Inquisiteur traduit et annoté par André Markowicz (2002) et mis en page par Akklésia

  Nombre de pages au format livre : 33   w

a

Karl Barth, lui-même, dira combien son « attention, fut attirée sur ce qu'il faut emprunter à Dostoïevski pour comprendre le Nouveau Testament ». Les indications qu'il en a reçues, dira-t-il, « ont été pour [lui] des illuminations ». Voici donc le conte complet du Grand Inquisiteur. Nous vous proposons ici une mise en page du récit en dehors du texte volumineux qu'on trouve aisément sur internet : Les Frères Karamazov. Le chapitre du Grand Inquisiteur se suffit à lui-même, il n'est donc pas indispensable d'avoir lu la première partie du roman. Ce texte, abondamment commenté, est hélas trop peu lu et trop peu connu par les premiers concernés : les chrétiens !

Voici cependant un aperçu du contexte : Ivan Karamazov raconte à son frère Aliocha Karamazov (bientôt moine), « le poème qu'il a rêvé » dit-il, et dont il se souvient. Il explique avoir intitulé ce poème le Grand Inquisiteur, et son frère sera son premier auditeur. Le récit imagine le retour du Christ sur terre, au XVIe siècle, à Séville. Mais le Grand Inquisiteur le fait arrêter, puis, la nuit, dans sa cellule, il vient le visiter. Le Christ n’aura pas un mot pour répondre aux reproches de l’Inquisiteur. C’est en particulier sur les trois tentations, auxquelles résista le Nazaréen au désert, que s’attarde l’accusation. En y résistant, le Christ aurait perdu l’homme en lui donnant trop de liberté. De ce fait, l’Église, en retirant de nouveau la liberté à l’humanité, réparerait en quelque sorte l'œuvre échouée de Dieu.


Bonne lecture



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L’Instant - Kierkegaard

Søren Kierkegaard
L’INSTANT - Le Numéro 10 de la revue

K Le dernier numéro de la revue l’Instant
que publia Kierkegaard en 1855

TÉLÉCHARGER LE PDF ICI
Nombre de pages au format livre : 20



EXTRAITS

PAGE 7

Aussi, plutôt que de participer au christianisme officiel avec le dernier millième de l’ongle de mon petit doigt, je préfère infiniment participer au grave jeu suivant. On achète au bazar un drapeau : on le déploie ; je m’avance solennellement, j’allonge trois doigts et je jure fidélité au drapeau. Coiffé du tricorne, portant sabre et cartouchière (le tout acheté au bazar), à cheval sur un bâton, je me joins aux autres pour charger l’ennemi, au mépris de la mort que j’affronte visiblement, avec la gravité d’un homme conscient de la valeur du serment au drapeau. À vrai dire, je n’aime guère me mêler à ce genre de sérieux ; mais au pis-aller, cela vaut encore infiniment mieux que de participer au christianisme officiel, au culte dominical des conjurés. Dans la première attitude, on se moque simplement de soi-même, dans la seconde, on se moque de Dieu.

PAGE 11

La sagesse du monde garde les yeux fixés sur les événements et les circonstances ; elle calcule et suppute, se croit capable de distiller l’instant des circonstances ; et grâce à cette éclosion de l’éternel qu’est l’instant, grâce au nouveau qu’il apporte, elle croit qu’elle rajeunira, comme elle en a grandement besoin.
Mais en vain ; jamais la sagacité n’a eu de chance avec ce succédané et elle n’en aura éternellement jamais, pas plus que tous les artifices de toilette ne donnent la beauté naturelle.




t




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Démocratie ou Despotisme ?

Alexis de Tocqueville
DESPOTISME OU DÉMOCRATIE ?
Tocqueville

Voici un extrait du fameux ouvrage De la démocratie en Amérique par Alexis de Tocqueville. Il fut écrit il y a presque 200 ans, entre 1830 et 1840.


TÉLÉCHARGER LE PDF ICI • Nombre de pages au format livre : 7


L’homme politique et penseur fut envoyé aux États-Unis par le gouvernement français pour examiner le système carcéral américain. L’ouvrage qu'il produisit est peu connu du public, bien que le monde politique et des sciences politiques l’étudient depuis toujours. Son étonnante fraîcheur et ses propos visionnaires nous laissent une impression fort étrange ! Voici mis en page les extraits d’un chapitre correspondant à la fin de l'ouvrage : « Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ».
L’auteur prévoit déjà le Despotisme à venir des Démocraties, alors qu’il est lui-même témoin de leurs fraîches naissances en cette Europe des Révolutions !



C









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Muray - L’éternel religieux

Philippe Muray
L’ÉTERNEL RELIGIEUX
Philippe Muray
Voici un extrait de son ouvrage Le 19e siècle à travers les âges, Denoël, 1984, Gallimard, 1999.

Aperçu :

pdf akklésia Muray
N
Enfin !
Est-ce que je deviens fou. Obsessionnel. Pathologiquement obsessionnel même. À moins que je ne sois simplement amorcé par cet orgueil naturel du penseur. Oui, cette vanité du penseur qui devant les faits, les preuves et toute l’armée du réel qui lui crie son erreur, bascule malgré tout dans le déni de réalité et ne décroche pas de « sa » Vérité. Il s’arc-boute. Il est prêt à tout – sauf à s’être trompé. Jeter tant d’années d’études à la corbeille ? Non !
Pourtant, le Monde entier est d’accord contre lui. Du plus humble au plus érudit. Et il s’ensuit que les opposants les plus coriaces sur la scène du Monde ont au moins ce terrain d’entente. Ils pourraient même faire la paix sur ce territoire. Ils pourraient s’y rejoindre pour se liguer contre ce tiers qui brocarde leurs conclusions. Oui, ce tiers, ce fou, ce clown qui survient et qui ose affirmer que le véritable combat ne se déroule pas sur le ring de ces opposants-là et qu’ils ne sont que les acteurs d’un faux spectacle. Comment pourraient-il l’entendre ? Ils sont si sérieux, si intensivement entraînés, mieux que ne le sont les sportifs de haut niveau, en vue de mener ce combat… pour la vie, pour la vérité, pour le salut de l’Humanité ! Comment pourraient-il entendre la chose suivante ? — « Votre combat, bien qu’il surclasse tous les spectacles en terme d’audimat et de “professionnalisme”, votre combat est un leurre. Ce n’est pas le vrai. Car dans le monde de la vérité, il est vu comme un combat de catch, une comédie, une pantomime, un scénario dans lequel vous n’êtes que des marionnettes choyées par le scénariste. Vous ne servez qu’à une chose : égarer la masse, la concentrer sur la surface lumineuse afin qu’elle ne cherche plus jamais ailleurs où se trouve la véritable tension. »
Mais résumons. L’ennemi, nous dit ce Ring, est clairement identifié ! Il est, soit cet attachement aux valeurs religieuses traditionnelles et ce nationalisme qui sont, dit-on, d’un âge moribond et déjà évacués de l’Histoire ; soit ce mondialisme et ce mélange des races et des religions qui sont, dit-on, le sens de l’Histoire. Mais synthétisons davantage. Le plus possible. L’ennemi est pour les uns le judéo-christianisme duquel les Lumières et la Révolution nous ont délivré ; et l’ennemi est pour les seconds la mondialisation, l’internationalisation qui abolit l’identité nationale, religieuse et raciale avec ses racines historiques. Il est évident que dans ce schéma, la position médiane est devenue impossible. Le Ring demande de prendre parti.
Mais faisons un pas de plus. Réduisons comme savent le faire les cuisiniers en déglaçant l’ensemble pour en retirer tous les sucs. Qu’obtient-ton ? « L’ennemi est l’islamisation de l’Occident que la mondialisation est en train d’opérer, sans le savoir, contre lui-même. » — ou bien — « L’ennemi est la morale, le dogme, l’Église, le puritanisme, le nationalisme… et le refus de la technique ainsi que le rejet de la “festivisation” de la Société. »
Alors voilà… Essayez donc, dans ce combat de titans, de faire entendre la chose suivante : « Le véritable problème est cette Alliance, faite en catimini, entre le fonds riche et puissant des connaissances en tout genre venues de l’Occident (psychologie, médecine, astrophysique, sociologie, mathématiques, etc.) et l’indo-bouddhisme des réincarnations, samsara et karma. Et tout autre combat, aussi “saignant” soit-il, n’est que combat de diversion. » Assurément, vous arrivez là comme un cheveu sur la soupe tandis que tous sont en train d’assister à un combat de héros historique qui revêt tellement de formes que Protée lui-même y perd son grec.
Alors voilà. Moi-même, pauvre petit penseur sans le sou, sans parcours universitaire et sans réseau… Quelle joie de découvrir qu’un Philippe Muray faisait le même constat que celui vers lequel mes recherches m’ont conduit. Oui, quelle joie… et c’est bien peu dire. Merci Monsieur Muray d’avoir voulu focaliser l’homme moderne sur le vrai problème : « La religion passionnelle de la métempsycose est devenue le culte naturel de la nouvelle société » ; merci d’avoir vu notre drame présent venir de ces deux siècles de recherche scientifique en Occident qui « réveillent en écho le vieux processus pervers des réincarnations. » Ainsi, la princesse qui là-bas était endormie, s’est désormais réveillée. Les noces se préparent. Et lorsque l’union sera consommée, un silence saisira le monde pendant une heure. Le Ring qui nous offre aujourd’hui un spectacle mondial s’effondrera alors aussitôt, il sera aussi vite oublié et avec la même force qu’il fait actuellement l’unanimité. Puis ses combattants, ses titans tomberont avec lui, laissant apparaître les vrais maîtres du Monde : les Sages et les Savants devenus Mahatmas. — Merci Monsieur Muray. Le doute n’a plus de place, nous savons, vous et moi, de quel côté se trouvent la folie, l’obsession et le pathologiquement obsessionnel.

Ivsan Otets



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Némésis médicale - Illich

Ivan Illich
NÉMÉSIS MÉDICALE
Ivan Illich
Voici une reproduction de Némésis médicale, L’expropriation de la santé, d’Ivan Illich.

pdf akklésia Illich
Le « covid-19 », cette mystérieuse entité qui commence à bouleverser le monde, est, nous-dit-on, du ressort de la médecine. C’est une maladie, un virus. C’est par conséquent l’affaire des professionnels de la santé. Ce sont eux que l’on consulte, que l’on fait parler ou taire aujourd’hui afin de justifier toutes les décisions politiques, toutes les mesures sociales imposées jour après jour à chacun d’entre nous. L’affaire est donc sérieuse. Sérieux, le sont également les « blouses blanches », les docteurs, les professeurs et tous les spécialistes de la santé qui se voient investis d’un pouvoir encore plus redoutable que celui qu’ils détenaient déjà avant le début de « toute cette affaire ». Il incombe désormais à la parole médicale, annexée par le pouvoir politique, de gérer entre autres choses nos possibilités d’entrer et de sortir ou de respirer librement.
On observe, incrédule, se déployer toute la puissance intrinsèque du discours et du système médical officiels et on voit cette puissance investir une part importante du champ de l’existence humaine. On note qu’elle prétend exercer son emprise sur le cours de la vie de tous les hommes à travers le monde et on constate avec une panique grandissante que ce pouvoir médical prend possession en temps réel de l’intimité des bien-portants comme des malades, lui qui jusqu’ici tirait sa légitimité première de ces derniers uniquement. Dans les années 70, Ivan Illich remettait déjà en question le pouvoir exorbitant de la médecine moderne comme il remettait en question d’autres super structures de la modernité industrielle qui arrachent à l’homme son bien le plus précieux : l’autonomie. Le corps médical et les institutions associées ont depuis longtemps déjà professionnalisé et accaparé « la santé » ; il semble qu’ils soient actuellement en train de dévoiler brutalement le terrible visage qu’Illich brosse dans son étude.
Par l’influence qu’elle exerce sur les corps et les esprits et par bien d’autres aspects, la médecine moderne se compare absolument au pouvoir religieux.

Dianitsa Otets


Avril 2023
Afin de poursuivre la réflexion sur les corps institutionnels qui touchent à notre incarnation — à nos corps ! sur l’évolution d’une réalité dans laquelle nous sommes, bon an mal an, forcés de mener nos vies… Nous vous proposons d’autres textes d’Ivan Illich, postérieurs à Némésis médicale, approfondissant encore et toujours la description et l’analyse des bouleversements sociaux qui nous aliènent nos sens.

w Soins médicaux pour systèmes immunitaires · PDF de 6 pages
w La construction institutionnelle d’un nouveau fétiche : la vie humaine · PDF de 8 pages
w L’histoire des besoins · PDF de 13 pages
w La sagesse de Leopold Kohr · PDF de 11 pages
w Douze ans après Némésis médicale : pour une histoire du corps · PDF de 5 pages
w « Ne nous laissez pas succomber au diagnostic… » · PDF de 4 pages
w Longévité posthume · PDF de 6 pages
w La société amortelle · PDF de 4 pages
w Le renoncement à la santé · PDF de 5 pages


Mise à jour novembre 2021
La médecine est tombée. Elle est tombée de son piédestal. Elle a définitivement pactisé avec le pouvoir politique et s’est exclusivement mise au service de ses buts : contrôle et soumission des corps, pour ne pas dire des âmes, si l’on reconnaît que le corps est l’âme de l’homme, sa vie… Elle l’a fait en allant à l’encontre de sa mission fondamentale qui était de soigner les corps tandis que l’âme, précisément, était mise entre les mains de Dieu, lorsqu’alors existait encore un pouvoir terrestre et un pouvoir céleste… Mais c’est une vieille histoire, n’est-ce pas ?
C’est une bonne nouvelle finalement car cela nous oblige à prendre conscience du pouvoir concret et de la puissance symbolique de la médecine, et ils sont exorbitants. Et c’est une bonne nouvelle, encore, parce que cela nous fait prendre conscience que la « mise à mort des dieux » a laissé vacante la place pour se saisir de l’âme des hommes. Et la médecine, assoiffée de sang, s’est empressée d’ajouter à sa puissance cette entreprise. Aussi a-t-elle aujourd’hui les pleins pouvoirs : sur le visible et l’invisible. Faut-il ressusciter Dieu ? Est-ce possible…? À moins que ce soit déjà fait, et cela, depuis fort longtemps. Il y a 20 siècles. Comme prophétiquement. De fait, Dieu, se retirant, par respect pour les choix des hommes, aussi délirants soient-ils, Dieu, donc, en se retirant – ne laisse que son ombre ! Ce qui est pour nous un grand malheur. Que celui qui a des oreilles…
Aujourd’hui la médecine utilise son pouvoir concret contre ses propres objectifs naturels, en se mettant au service des tyrans. Elle leur donne en outre sa puissance symbolique pour légitimer leur tyrannie. En effet, la médecine prête son engagement originel, sa mission, son slogan de « soigner et protéger les hommes » au discours politique qui brandit à son tour le soin et la protection comme prétextes à de grandes menées liberticides, voire meurtrières.
Il est donc plus que temps de prendre connaissance de la trajectoire de la médecine. Il est nécessaire d’observer l’évolution dans le temps de cette discipline scientifique et sacrée qui prétend au pouvoir sur les corps, afin d’en saisir les principaux enjeux. Connaître les différentes étapes de son développement pourrait également nous aider à repérer les anciennes voies pour tenter de comprendre à quel moment et comment ces anciennes voies furent délaissées. Ainsi pourrions-nous aussi exhumer d’anciennes façons d’appréhender le corps.
À noter qu’Ivsan Otets, dans son commentaire du livre d’Ivan Illich, pose l’enjeu du pouvoir médical sur les corps dans une perspective existentielle qui place l’homme devant le Christ.

Akklésia.


P

L’homme face à l’Église médicale
Commentaire du Némésis médicale d’Ivan Illich

pdf akklésia Fermin Guerrero
I
On se demande quelle légitimité avait Ivan Illich pour parler de la médecine avec cette assurance dont témoigne son livre Némésis­ ­médicale. De quelle autorité se réclamait-il quand il prit la liberté d’accuser les sciences de la médecine d’avoir enfanté une « némésis », une puissance maligne venue des dieux, une déesse vengeresse envoyée par l’Olympe ? Où se trouve le procureur qui l’a adoubé pour édicter cet audacieux jugement contre le prestigieux corps médical dont l’Occident est pourtant si fier :
La médecine est fondamentalement une activité iatrogène, une fabrique de malades ; elle tue et torture les hommes plus qu’elle ne les soigne, ne les guérit et ne les console. Et ce n’est qu’au troisième rang qu’il faut placer l’impact de l’acte médical sur la santé globale, l’allègement du poids de la morbidité, et la prolongation de l’espérance de vie. C’est pourquoi, le médecin est un fourbe quand il s’approprie les victoires des autres, qu’il écarte ensuite pour en tirer profit et se présenter, lui seul, aux yeux des peuples, tel un héros intouchable.
Ivan Illich nous dit-il dans l’ouvrage que nous présentons ici d’où lui vient sa légitimité ? Nous montre-t-il les colonnes de cet irréfutable Droit qui le défend ? Nous dévoile-t-il l’emblème qui nous permettrait d’identifier son sceau ? Assurément. Mais avec une extrême discrétion. Presque avec timidité. On pourrait même affirmer qu’il est à la limite de la dissimulation. Je crois pourtant qu’évoquer ce Pouvoir grâce auquel il osa arracher le voile blanc de cette « noble dame » qu’est la sainte médecine était en réalité, pour l’auteur, comme marcher sur des œufs et prendre le risque d’embrouiller son discours. Aussi préféra-t-il rester sur le versant pragmatique de la démonstration, le domaine du réel, des preuves et de l’étude rationnelle.
Ce qui n’est pas mon cas. C’est pourquoi, pour le lecteur de ­Némésis médicale qui n’aura pas entendu le « murmure de l’auteur » je dévoilerai ici le secret d’Ivan Illich.
Voici, pour commencer, ce que ce penseur venu des Balkans nous dit, dans sa troisième partie, tout au début du chapitre 7 :
« Les années qui précèdent et suivent immédiatement la Révolution ont vu naître deux grands mythes, dont les thèmes et les polarités sont opposés ; mythe d’une profession médicale nationalisée, organisée sur le mode du clergé, et investie, au niveau de la santé et du corps, de pouvoirs semblables à ceux que celui-ci exerçait sur les âmes ; mythe d’une disparition totale de la maladie dans une société sans troubles et sans passions, restituée à sa santé d’origine. […] Les deux rêves sont isomorphes – l’un racontant d’une façon positive la médicalisation rigoureuse, militante et dogmatique de la société, par une conversion quasi religieuse, et l’implantation d’un clergé de la thérapeutique ; l’autre racontant cette même médicalisation, mais sur le mode triomphant et négatif, c’est-à-dire la volatilisation de la maladie dans un milieu corrigé, organisé et sans cesse surveillé, où finalement la médecine disparaîtrait elle-même avec son objet et sa raison d’être. »
C’est en réalité une citation de Michel Foucault que reprend ici Ivan ­Illich, citation tirée de ce qu’il appelle « sa magistrale étude » : Naissance de la clinique, une archéologie du regard médical. En effet, tandis qu’Illich écrit sa Némésis médicale en 1975, Foucault, lui, occupe une chaire au Collège de France et milite politiquement, entre autres, pour les travailleurs immigrés ainsi que pour de meilleures conditions carcérales. Il jouit d’une certaine autorité et il est hautement recommandable. Ainsi assure-t-il au secret d’Illich une légitimité intellectuelle puissante auprès du public moderne. De plus, le philosophe poitevin est non seulement une figure de la philosophie moderne, mais son père était chirurgien de même que son grand-père maternel. Michel Foucault laissera d’ailleurs à son frère cadet le relais de la profession que lui tendait sa riche famille. De fait, ­Foucault parle d’une profession médicale organisée telle un clergé et qui utilise son pouvoir sur les corps comme l’Église l’exerçait sur les âmes ; puis il compare la médicalisation moderne à une conversion religieuse aux pieds d’un clergé thérapeutique. Enfin, il estime que la médecine est en train de disparaître avec son objet et sa raison d’être. Lorsqu’il reprend ces propos à son compte, Illich est simplement en train de s’aplanir une autoroute à l’asphalte parfait. En plus de son propre travail, monumental, et de son parcours personnel prestigieux à l’Université pontificale et à Princeton, voilà que le Collège de France et la haute tradition philosophique française sont appelés à servir le maître d’œuvre. Il ne lui reste plus qu’à rouler.
C’est ainsi qu’Ivan Illich emploiera directement et sans complexes le terme d’« Église médicale » pour juger l’œuvre de la ­Némésis ­médicale ! Comme ­Foucault, il affirmera avec conviction que « depuis le début du siècle, le corps médical est une Église établie. » (97). Il parlera même ouvertement du rapport malsain qui existe entre l’Église médicale et l’État, puis en rappelant les abus mystiques et vénaux de l’Histoire ecclésiastique, il les transférera sur cette médecine moderne accusée, elle aussi, de pillage religieux : « L’économie de la santé est une discipline étrange qui n’est pas sans rappeler la théologie des indulgences d’avant Luther. » (84).
Bref, on voit fort bien qu’Ivan Illich, à partir de là, était en mesure de déplier en veux-tu en voilà des parallèles de toutes sortes pour révéler la déchéance de la médecine en un pouvoir ­politico-religieux. Car assurément, si Michel Foucault savait de quoi il parlait, Ivan Illich, qui était prêtre catholique, né dans une famille aristocratique et formé à Rome, à la Grégorienne, savait lui aussi de quoi il parlait ! Il n’abusera cependant pas de la Théologie, de la Philosophie ou de l’Histoire. Il préférera directement utiliser la réalité sociale, industrielle et technique pour gifler la médecine sur un terrain où elle ne pourra pas fuir avec l’argument du mépris ou de la violence. Car Illich savait lui aussi que n’importe quel scientifique se défend fort bien lorsqu’on l’accuse de pratiquer à son tour l’obscurantisme religieux : il parle le latin mathématique. Il fait comme l’antique clergé. Il utilise l’autorité d’un argument abscons. Un argument auparavant appelé « latin spirituel ou divin » et qui est aujourd’hui appelé « latin mathématique ou scientifique » par le médecin devenu prêtre. Ce même médecin qui est ainsi « investi, au niveau du corps, de pouvoirs semblables à ceux qu’un prêtre exerçait sur les âmes. »
Néanmoins, j’affirme que c’est ici que se trouve le droit caché d’Ivan Illich. C’est là que se devine, en filigrane, et même invisible, toute l’énergie d’où sa pensée tire sa force. Ivan Illich était prêtre avant tout. Pareillement Jacques Ellul, lorsqu’il écrit La Technique, Le Système technicien ou Propagandes, ne laisse rien transparaître de son secret. C’est néanmoins le théologien protestant qui écrit, qui se saisit du réel, qui nous le dévoile et qui prophétise le cauchemar de la Technique. En vérité, l’un et l’autre nous disent : « À toi, qui sais et connais les lieux d’où j’écris, à toi donc d’aller plus loin ! D’aller même peut-être là où je n’ai pas été autorisé à aller. » C’est en quelque sorte le fameux : « Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. » Il semble qu’Illich nous invite à prendre la main du ­Nazaréen pour mieux comprendre ce qu’est la Némésis médicale.
II
Ainsi donc, Ivan Illich avait parfaitement conscience que le corps des hommes, tout comme l’âme des hommes, devait absolument appartenir à quelqu’un : avoir un propriétaire ! Et peu importe si cela est caché à l’individu et dans quelle mesure il en a connaissance ou quelle conscience il a de cette réalité. Car dans ce monde-là – notre monde – les maîtres n’ont pas l’obligation de révéler leur identité au « ­capital-humain » dont ils ont la garde. Certes, officiellement, et pour être politiquement correct, chacun est désormais en droit de choisir son maître. Mieux encore. La naissance d’une civilisation moderne, dit-on, c’est lorsqu’un maître autocrate est forcé de devenir démocrate. L’homme évolué est dès lors convaincu que les maîtres démocrates partagent leur gouvernement sur les âmes avec ces mêmes âmes. Ils règnent ensemble. Ils sont assis tous les deux sur le trône : propositions et votes. Les âmes se gardent elles-mêmes en définitive, avec l’aide de la douce autorité des Lois qu’elles se donnent à elles-mêmes, après un consensus démocratique. C’est pourquoi, si vous interrogez le moderne, il consentira peut-être encore à utiliser le terme de « maître » mais pour aussitôt dire que son maître l’aime, qu’il est là pour son épanouissement existentiel, qu’il est en vérité un « frère » que ses « frères » démocrates ont élu. Quant aux plus évolués, ceux qui se croient déjà « augmentés », qui se rêvent comme les posthumains à-venir ; ceux-là vous diront qu’ils ont été Affranchis, qu’ils sont absolument Libres. Le maître ? Mais c’est le posthumain, l’homme par excellence. Ne voyez-vous pas que son avènement est très avancé ?
Nous assistons à une refonte absolue de la liberté humaine. Le sans-maître, l’affranchi, c’est désormais le posthumain rendu maître de la Loi après avoir percé les énigmes les plus impénétrables de toutes les Sciences. Mais c’est un leurre ! Un leurre de type religieux. Un leurre puissant. Un leurre venu de la Raison. La Raison manipule depuis toujours cette illusion avec un tel talent et selon un tel mystère que les plus grands sont tombés à ses pieds, envahis par son époustouflante beauté et sa fantastique vérité. Aussi ne pouvaient-ils douter qu’elle ne fût également la suprême bonté. Et c’est encore elle, la Raison-logos (λόγος), qui depuis l’origine prétend « créer l’homme à son image », ce qui signifie qu’elle lui promet – SA liberté ! La liberté des maîtres. La liberté divine. Mais… à condition ! À condition que l’homme obéisse, précisément, à cette sainte image que le maître-λόγος fait naître en lui. « Si tu veux tout soumettre, soumets-toi à la raison » disait déjà Sénèque. Telle est la puissance des maîtres : faire accroire aux hommes qu’ils sont fils de ­Galilée, qu’ils sont libres de l’obscurantisme religieux, alors qu’ils sont, en vérité, semblables à ceux qui s’opposaient à Galilée. Ils sont incapables de reconnaître que « la terre est en mouvement autour du soleil ». C’est pourquoi ils sont les fils des papes, des fils d’évêques : ils ne croient pas que chaque homme est en mouvement autour de son soleil, de son maître, à qui il appartient. Car il n’existe pas d’homme qui ne soit – corps-et-âme – la propriété de quelqu’un, de quelque chose : d’une ­Vérité suprême. Et il importe peu que cette vérité soit personnelle ou impersonnelle ; il importe peu que vous l’appeliez Dieu ou les dieux, ou la Nature, ou la Raison, ou le dogme de l’Évolution, ou encore l’Univers, etc. Ce qui importe, ô homme, pour reprendre Galilée, c’est que « tu tournes autour de ton maître » : Eppure, ti muovi ! Telle est la vérité invisible que la Raison grave, siècle après siècle, sur la puce-conscience des posthumains. À leur insu. Bien sûr.
Soit donc, c’est à partir de cette ligne de pensée que commence la haute lutte d’Ivan Illich. C’est à partir de là qu’on entre sur sa terre intellectuelle. Dans sa prophétie même. Bien plus. Dans sa révélation, à l’écoute de son secret : le corps et les âmes des hommes sont en train d’être livrés au soleil de la médecine, à la sainte-mère médecine, à cette nouvelle ecclésia qu’est l’« Église médicale ». Elle a été pensée, architecturée et légitimée par les Sages, par les fils de la Raison, tout au long de l’Histoire. Et après bien des luttes, ils en ont posé les fondations. Mais ce sont leurs fils, ces maudits posthumains, forts de la sève technologique de leurs pères, remplis d’enthousiasme, qui aujourd’hui dressent les clochers de l’Église ­médicale sur nos mégapoles et sur le Monde : urbi et orbi. Aux nouveaux hommes, il faut un nouveau maître. Aux nouvelles brebis, de nouveaux bergers. Et bien sûr, cette église-là, elle aussi, dévorera ses brebis, mais avec de tels crocs nanotechnologiques et informatiques que la lutte pour la première fois semble impossible. Voici donc la déesse ­Némésis. Elle vient en faisant sonner le doux tocsin de ses ondes électromagnétiques inaudibles et en posant sur nos langues les hosties invisibles de ses toxines en tous genres. Elle est telle un jugement divin, nous dit Ivan Illich.
Cette médecine moderne est l’une des plus majestueuses portes d’entrée de l’enfer posthumain que nous fabrique la Raison. Un Monde infernal, en effet ! Car, nous dit encore Illich : « l’apparence de Némésis a changé, non pas sa nature » (164). Le penseur croate évoque ici les mythes dont nous parlent les Anciens. Ces mythes « donnaient forme et limites  au rêve malsain de l’homme », ils posaient à l’homme des « limites sacrées », et celui qui « succombait au vertige » de les franchir « devenait la proie de Némésis pour avoir porté ombrage aux dieux. » Même « le héros ne pouvait éluder la revanche cosmique » finit par expliquer Illich.
Ce sont précisément ces mythes que le moderne croit avoir vaincu. Il se trompe. Car ces antiques mythes dessinent des vérités qui aujourd’hui encore régissent notre monde. Bien plus, ces vérités n’ont pas bougé d’un iota quant à leur nature et leur intention. ­L’Histoire a été incapable d’ôter un seul point sur le « i » de leurs innombrables lois. Ces vérités sont toujours aussi puissantes et actives. Rien n’a changé. Les dieux et les déesses se présentent simplement autrement. C’est-à-dire que seules leurs méthodes se modifient en s’adaptant à l’homme pour mieux le tromper. Les divinités ont aimé les tiares papales, elles aiment aujourd’hui les tiares des Docteurs ès science – puisque telle est l’inclinaison de l’homme. La tiare divine d’autorité demeure donc, et seule la marionnette qui la porte a changé afin de plaire à la dialectique du mythe de l’Évolution. Cette tiare d’autorité, il faut le répéter, s’articule sur le dogme économique suivant qui est fondamental : les hommes sont corps et âmes la propriété de maîtres immortels qui règnent ici-bas et qui régneront là-bas. C’est ainsi que les hommes sont livrés entre les mains de leurs maîtres, entre les mains de ceux en qui ils croient, de ceux pour lesquels ils bâtissent des Églises !
Vous croyez que les églises religieuses ont conduit les hommes dans les géhennes de l’Histoire ? Et vous croyez que les Lumières en ont fini avec cela ? Haha ! Osez donc ouvrir les yeux ! Regardez cette magnifique Église médicale dont nous parle Ivan Illich. Elle a pour elle un pouvoir technologique et politique tel que les antiques hadès ressemblent au doux crépitement d’un joyeux foyer comparativement aux fleuves de lave que la médecine moderne a commencé à déverser sur le Monde. La seule seringue du Docteur ès science est plus puissante que les mille épées du Grand inquisiteur.
De fait, rien ne change sur cette vieille Terre où l’homme s’incarne, car on lui demande, encore et toujours – une conversion. C’est une conversion moderne, minutieuse, pointue, technique. C’est la conversion à Némésis. Némésis, nous dit Illich, c’est « le choc en retour du progrès industriel », c’est un « monstre matériel » qui est « né du rêve industriel ». Némésis, nous dit-il encore, « s’est annexé la scolarisation universelle, l’agriculture, les transports en commun, le salariat industriel et la médicalisation de la santé. Elle plane sur les chaînes de télévision, les autoroutes, les supermarchés et les hôpitaux.» (164). Il s’ensuit que dans ce processus, la Némésis médicale est l’un des bras de Némésis industrielle. L’un des plus efficaces. Car être « moderne », acquérir un mode de vie moderne, c’est être saisi par ces multiples bras grâce auxquels la déesse nous enchaîne subtilement : l’école, l’alimentation, la voiture, l’informatique, les médias et bien sûr – la médecine. La conversion industrielle de l’individu au rêve industriel orchestré par Némésis commence donc dès le ventre de la mère. Et cet homme-moderne ainsi saisi ne parvient plus finalement à trouver le moindre espace pour lui-même. Étouffement. Il lui est impossible de s’ouvrir un royaume intérieur et caché où la déesse serait interdite, chassée, maudite et enfin oubliée. ­Némésis ne le laisse jamais sans surveillance. Nul n’échappe au baptême technique, aux seringues vaccinales, aux torrents administratifs. Ils sont obligatoires. Le prêtre médico-politique qui est là dès la naissance et qui accompagne l’individu durant toute sa vie, sera encore là lors de son entrée en Ehpad ou au chevet de son lit d’hôpital.
Cette conversion à l’« Église médicale » de toute une civilisation d’hommes et de femmes, plus ou moins athées, plus ou moins mystiques, plus ou moins croyants, plus ou moins ecclésiastiques : voilà qui porte à sourire ! Certains diront même que c’est un sketch comique, d’autres que c’est pathétique. Je n’ai quant à moi aucune naïveté concernant la réception d’un tel discours. L’homme moderne, fidèle de Némésis sans le savoir, entre son SUV, son portable et sa santé digne d’Apollon ou d’Aphrodite lit mon « blabla » avec condescendance. Mes mots sont pour lui le dernier cri d’un monde antique qui disparaît, le dernier souffle d’un vieux chien, d’un sous-homme que l’Histoire efface. Car l’amour de Némésis, avec sa puissance ­techno-médicale et son armée d’abbés-cliniciens, est en train d’enfanter l’homme-neuf. La déesse le sort des moules du rêve industriel qu’elle a inoculé aux hommes. On ne dira plus « ecce homo », voici l’homme, mais « behold the healthy one », voici le sain. Ainsi va la dialectique, du « saint » au « sain ». Il suffisait simplement d’enlever le « T » en forme de croix.
Soit donc – Némésis médicale – ce livre d’Ivan Illich, prêtre catholique, a pu être quarante-cinq ans durant, pour n’importe quel citoyen, pour n’importe quel intellectuel, pour n’importe quel moderne (entre son SUV et son portable), une occasion de plus de se taper le cul dans une bassine. Lazzis et sarcasmes en tous genres ! Le curé a écrit cela il y a presque cinquante ans… en 1975 ! Voyons, c’est aussi vieux que la Préhistoire. En effet, aux yeux de ­l’Homme-augmenté que la modernité est en train d’enfanter, ce discours venu de l’an 1975 est semblable aux dessins des grottes de Lascaux qu’observe le paléontologue.
Puis l’année 2020 arriva. Dès lors, impossible de lire un tel ouvrage sans les nouvelles lunettes. Celles qu’on appelle Covid-19. On ne rigole plus. On ne se tape plus le cul dans une bassine. Confinés et masqués par l’« Église médicale Universelle », chacun ne commence-t-il pas à entendre le cri :
Il faut bien que tu m’appartiennes – corps et âme !
III
Mais revenons à l’essentiel, à ce cri d’amour de la Némésis médicale : « Il faut que tu m’appartiennes corps et âme. » Il est relativement aisé de nos jours de l’entendre, mais à l’époque où Ivan Illich écrit, en 1975, une telle ouïe était quasiment impossible, sinon de la part d’un esprit aiguisé voire prophétique. Car en 1975 le « rituel célébrant et consolidant le mythe selon lequel le médecin livre une lutte héroïque contre la mort » (56) tournait alors à plein régime. Attaquer le médecin comme le fit Illich était donc une audace qui exigeait bien sûr beaucoup de courage, mais surtout d’être abondamment armé sur le terrain intellectuel, scientifique et spirituel. Car le médecin était un saint, un héros qui défiait la mort. Le mettre en examen était un blasphème. Certes, l’audace prophétique n’était pas rare, et bien des hommes avaient déjà entendu Némésis et la défiaient sous ses habits traditionnels – la soutane religieuse, la redingote politique, l’uniforme militaire – mais personne avant Illich, à ma connaissance, n’a entendu aussi distinctement la voix de Némésis alors qu’elle revêtait tout juste sa tenue moderne : la blouse médicale.
Remontons néanmoins jusqu’en 1842, il y a donc près de 180 ans, et intéressons-nous à un autre chercheur qui avait lui aussi une oreille audacieuse. En effet lorsque Nicolas Gogol publie la première partie de ses Âmes mortes, il est lui aussi en train de percevoir le « cri d’amour » de Némésis. Mais il n’arrive pas à décrypter le propos avec netteté. Son écoute est parasitée d’un côté par les bruits de l’arène carriériste dans laquelle l’écrivain pense entrer, et de l’autre par la vocation religieuse qu’il croit parallèlement embrasser. Il est même hanté jusqu’à la torture par sa vision religieuse traditionnelle, ecclésiastique et nationaliste de la vérité. Il n’arrive pas à s’en libérer. Ne parvenant finalement jamais à aiguiser son écoute, il commence à douter. Il finit par ne plus savoir s’il est le jouet du diabolique ou bien la plume prophétique du divin. Et tandis que la voix de la déesse crie et lui perce les tympans, ­Gogol chute et s’écrase, les ailes consumées.
Gogol n’est pourtant pas le premier à entendre, puis, par manque de travail d’une part, et pas peur de franchir le Rubicon d’autre part, à finir dans le déséquilibre total, la folie, l’internement ou encore le suicide. Entendre ­Némésis exige de ceindre ses reins, son cœur et ses poumons. Tous les monts olympiens l’imposent. C’est pourquoi, même aux plus durs et aux plus savants d’entre les prophètes, les dieux ne montrent que leur dos. Or Nicolas Gogol, qui avait certes une bonne oreille, était loin d’avoir le cuir d’un Moïse. C’est ainsi qu’il se consuma complètement. Ce fut un carnage. Après avoir travaillé plusieurs années sur la seconde partie des Âmes mortes, il prévoyait une trilogie, le voici en 1852 en train de brûler intégralement la suite de son œuvre. Et, ça ne s’invente pas, avant de mourir dans le même mois les médecins s’acharnèrent sur lui pendant plusieurs jours pour le guérir, jusqu’à réellement le torturer. ­Nicolas Gogol demande grâce pour son corps aux médecins comme il avait demandé grâce toute sa vie pour son âme au starets sectaire qui l’a convaincu de brûler son œuvre. Il a 42 ans.
Le personnage principal des Âmes mortes s’appelle Pavel ­Ivanovitch Tchitchikov. C’est un fonctionnaire malin. Il achète des ­moujiks aux grands propriétaires. Les moujiks sont des serfs, c’est-à-dire des esclaves-paysans. Mais Tchitchikov achète seulement ceux qui sont morts entre deux recensements. Car pour l’administration russe, jusqu’au recensement suivant, ces âmes-là sont encore en vie, encore comptabilisées en tant que vivants, et les propriétaires doivent encore payer l’impôt les concernant, la capitation, l’impôt sur les âmes. Lorsque Tchitchikov achète ces morts, il libère donc leur propriétaire de l’impôt. Il déclare ensuite ces âmes, encore administrativement vivantes, sur une autre terre ; une terre qui désormais, sur le papier, est opulente. Ainsi espère-t-il obtenir du crédit foncier russe une grasse hypothèque.
Gogol nous parle donc de l’économie des âmes. Or pour un homme, pratiquer l’économie des âmes, c’est ouvrir le ciel, c’est déclencher la venue de Némésis. Une ombre se déploie subrepticement sur la vie du comptable et de l’entrepreneur qui pratiquent ce commerce qui appartient aux dieux seuls. L’économie des âmes est cette « limite sacrée » à ne pas dépasser dont parle Illich. C’est l’économie interdite. Celle qui enflamme la colère de l’Olympe. Ceux qui « succombent au vertige de la franchir deviennent irrémédiablement la proie de Némésis pour avoir porté ombrage aux dieux. » Que l’économie des âmes soit la prérogative des dieux est pourtant un fait connu depuis toujours. C’est pourquoi au cours de l’Histoire, les Pavel Tchitchikov sont continuellement repris dans leurs motivations. Qu’ils soient dignitaires religieux, fonctionnaires politiques ou officiers militaires, Némésis doit sans arrêt leur taper sur les doigts. La déesse a pour mission de les pousser à se réformer, à s’améliorer, à abandonner leurs desseins égoïstes et à aimer l’individu diront les naïfs de toutes sortes. Car ainsi parle Némésis : « Les âmes appartiennent aux dieux qui ont décrété leur bonheur et qui interdisent leur commerce. À mort l’Inquisition religieuse, à mort les Autocrates et à mort les César. Vive la liberté de conscience, vive la république et vive la paix ! » L’âge d’or au cours duquel les dieux auront directement les âmes entre leurs mains arrive. En attendant, ils tolèrent les égoïstes auxquels ils confient cette charge. Mais malheur à eux, puisque leur morale ne sera jamais suffisante ! Comment rivaliser avec la santé technologique ou la justice et le bonheur mécaniques d’une machine, c’est-à-dire d’un dieu ?
Que les dieux sont injustes. Qu’ils sont cyniques. Qu’ils sont fourbes. Car assurément, ce sont eux qui appellent les Tchitchikov, ce sont eux qui les forment et leur donnent un emploi, et ce faisant, les destinent aussi à la vengeance de Némésis. Car la déesse les attend toujours en fin de parcours. Oui ! Ce sont les dieux qui nomment les fonctionnaires, qui les oignent et les enseignent – il faut bien gouverner les hommes ! Il faut bien des maîtres pour diriger les hommes, pour les faire paître, pour les tenir, corps & âmes, entre leurs mains ! Mais attention : sous l’autorité des dieux seuls ! Nulle autre autorité n’existe pour une tâche aussi noble : seuls les vérités éternelles et les dieux qui les manipulent sont dignes de conduire l’Humanité. Voici donc les divinités à leur besogne : elles nomment leurs prélats, leurs énarques et leurs généraux, mais pour aussitôt les destiner au sacrifice déjà préparé pour eux par ­Némésis. Car l’accès à l’Olympe leur sera refusé. L’immortalité ne leur sera pas accordée. Ils seront absolument privés de la nature divine. Oui. Némésis les consumera aussitôt leur travail accompli puisqu’ils ont osé faire commerce des hommes, de leurs corps et de leurs âmes.
Mais que veulent les dieux ? Ils prétendent nous vouloir libres, heureux, et en sécurité. Sans maître. Sans protecteur. Sans médecin. Et toutefois ils nous laissent enchaînés aux pieds de leurs Olympes ; ils nous privent des ailes grâce auxquelles nous pourrions enfin voltiger au-dessus des nuées d’une nature divine. Il n’y a aucun doute que si tel est le cas, il y aura toujours lutte entre nous et les dieux ; car rester au pied de l’Olympe signifie précisément pour l’Homme ne pas être réellement libre, ne pas connaître le véritable bonheur et toujours craindre pour sa sécurité. Malheureusement, il y a une autre réponse possible à cette question : « Que veulent les dieux ? » Il y a leur propre réponse, la réponse des dieux. Et si je dis « malheureusement », c’est parce que c’est cette réponse-là qui poussa ­Gogol à préférer brûler son œuvre et mourir plutôt que de l’écouter. Et c’est encore à l’ombre de cette même réponse qu’Ivan ­Illich met sur papier sa Némésis ­médicale en nous révélant que les assassins sont les soignants. Oui, malheureusement, parce qu’il vaut mieux entrer en guerre avec les dieux, jusqu’à la mort, comme le fit Gogol, ou jusqu’au blasphème, comme le fit Illich, plutôt que d’être envoûté par les dieux et revêtir, en leurs noms, la blouse médicale de leurs nouveaux trafiquants d’âmes.
Voici la réponse des dieux : nous ne les comprenons pas. Pourquoi ? Parce que nous ne savons pas qui ils sont réellement ; parce que nous ne connaissons pas leur véritable nature. Dès l’instant où leur nature essentielle nous est révélée, leur principe substantiel dévoilé, tout devient lumineux !
En effet, les dieux sont des Vérités-éternelles. C’est-à-dire qu’ils sont des émanations de la Raison, du logos, ce sont donc des « êtres » pour lesquels tout Principe Éternel est sacré ; des « êtres » animés, par exemple, par le commandement absolu suivant, le Principe de Contradiction : « On ne peut nier et affirmer une même vérité dans le même temps ». Ce serait « tomber dans l’arbitraire », nous disent-ils, « tomber dans le péché », « tomber dans l’Individu ». Un tel monde, où sont bafoués les Principes Éternels au nom des caprices de la volonté, les dieux l’appellent la « chute dans l’adamité, la chute dans ce qui est humain ». On comprend désormais pourquoi dieux et déesses nous refusent l’Olympe. N’est-ce pas clair ? Ils nous refusent l’Olympe parce que nous ne sommes pas comme eux, nous ne sommes pas des êtres-machines ! Ainsi se croient-ils héroïques lorsqu’ils supportent nos injustes outrages. Bien plus, les dieux nous aiment et veulent sincèrement nous enlacer dans leur réalité, sur les flux où ondule leur être-machine. Car ils nous croient dans l’insécurité et malheureux, puisqu’ils jugent notre liberté comme la conséquence de notre ignorance, de notre aveuglement, lesquels nous obligent sans cesse à choisir, nous placent à chaque instant face à des « ou bien, ou bien », devant nos futurs contingents. Eux-mêmes ne choisissent jamais. Ils savent. Et leur bonté les pousse à nous communiquer ce divin savoir afin que nous soyons, comme eux, des êtres-machines, des êtres-destin, affranchis du devoir d’arbitrer des choix : des êtres-fatals revêtus de l’onction mathématique.
Tout le cortège divin unifié travaille à cette tâche avec ardeur et subtilité. Alors que nous avons chuté en devenant « une volonté individuelle », alors que la mort risque de nous séparer éternellement des dieux, ces derniers œuvrent à nous faire remonter aux cieux, à nous faire vibrer en eux. Nous devons devenir une brillante ligne du code sacré, un segment divin parmi ces myriades de données dont est formée leur Vérité-suprême : l’Un. Celui qui rejoint ainsi l’âme cosmique, la conscience universelle, celui-là a été purifié de l’arbitraire, de ce maudit homme-libre dont le vouloir est par nature ennemi des Vérités-éternelles. Il est dès lors animé par le même sang dont est animée la divinité : le sang des vérités éternelles, du principe de contradiction et autre principe de causalité immuable. Soit donc, la volonté des dieux, c’est l’être-Machine ! Les dieux désirent que nous accédions à ce statut de la machine qui est pour eux l’olympe de l’être, la perfection, le champion olympique qui ne peut plus être en erreur quant aux lois-éternelles. C’est pourquoi les dieux n’interdisent pas réellement le commerce des hommes, mais plutôt le commerce mal fait. C’est-à-dire que le commerce bien fait est celui qui implique de faire muter l’homme plutôt que de le gouverner, de le faire muter d’humain à transhumain puis à posthumain.
Dans cette perspective de mutation définitive de l’humain, le processus de gouverner n’est qu’une étape nécessaire et pédagogique. Il s’agit de convaincre l’homme que le gouverner est impossible, précisément à cause de – sa nature. Tout gouvernement déclenchera donc des Némésis, des jugements, et cela, jusqu’à ce que l’homme soit enfin convaincu, à force des continuels échecs de ses maîtres, qu’il lui faut chercher autre chose qu’une politique idéale ; que celle-ci n’existe pas ; que le problème est un problème de Nature de l’être. Dès l’instant où l’homme est ainsi convaincu d’abandonner sa nature, afin de muter vers une autre – alors commence le véritable travail des dieux. Le cœur de leur action.
IV
Les dieux, dans leur grande sagesse, ont donc désenchanté le monde afin de mieux le réenchanter. Et leur talent est remarquable. Ils ont déclaré illicite et pathogène l’opium du peuple afin d’avoir l’exclusivité de distiller et de vendre le leur sur le marché mondial. C’est à cette fin qu’il ont fait venir sur la scène des idées leurs Voltaire, Spinoza, Kant, Hegel, ainsi que leurs Copernic, Darwin, Freud, Einstein, et même des Celse, il y a déjà 18 siècles. Par la bouche de ces prophètes de la Raison, les dieux ont scandalisé les hommes. Ils les « ont mis en fureur, disait Chestov, en leur montrant que la foi ne s’identifie pas mais s’oppose au savoir » (je souligne). Tel était l’étendard du désenchantement que le divin logos déployait sur le Monde. Ses dieux et ses ministres avaient pour mission de mettre à mort le pouvoir religieux en le criminalisant, en déclarant que la Foi stoppait l’avènement des fils de la Raison, qu’il fallait s’arracher à ses barreaux, qu’il fallait s’ouvrir à la puissance libératrice des savoirs que la lumineuse Raison épanchait sur la terre. Ainsi fut abolie l’Âme et sa dangereuse propension pour la Foi ! Les dieux, avec leur armée d’intellectuels et de scientifiques, produisirent une ­Némésis directement équipée par la ­Raison des techniques les plus modernes ; c’était une vengeresse envoyée pour guillotiner l’Âme, Dieu, les Ecclésias d’Occident et d’Orient et pour procéder à leurs funérailles. L’armée céleste de la Raison déposait si généreusement et si concrètement le savoir sur terre et dans les cœurs, que l’autorité des vieux savants de la morale et de la foi n’était plus adaptée à cette nouvelle intimité avec les dieux et leurs connaissances. Le temps de leur service glorieux s’achevait ; le logos affectait ces vieilles autorités morales à des tâches subalternes. Bien sûr, les corps religieux résistèrent tant il est éprouvant de quitter sa gloire. Ce fut en vain. Leurs armes étaient totalement inadaptées face aux secrets que les dieux du logos livraient désormais à leurs nouveaux corps de savants rajeunis. Leur science était capable d’offrir les garanties d’une vie paradisiaque, ici et maintenant ! On en avait fini avec l’incertitude des croyances, leurs promesses posthumes et leurs contraintes morales.
Les antiques éden glissèrent donc petit à petit dans un usage récréatif, tels des contes naïfs, alors que le religieux était banni des trônes du gouvernement. Son autorité légale lui était ôtée. La voie était ouverte. Les dieux pouvaient déclarer à l’homme qu’il était un corps-conscient et que désormais sa vie charnelle serait guérie par le prêtre-médecin et sa vie psychique par ce même prêtre-médecin.
Dans ce nouveau monde, désenchanté mais fort de sa rationalité et de sa logique, la scientia devint le seul Maître de ces corps-consciences enfin affranchis de l’âme. On avait mis à mort la concurrence religieuse qui avait pourtant régné en s’accaparant la majorité des actions sur le marché des âmes-d’homme durant des millénaires. Ce fut une OPA hostile magnifiquement réussie. Les dieux ont transféré la totalité du marché des âmes à la seule propriété d’un fonctionnariat moderne que la déesse Raison a renouvelé. Les âmes ne seront désormais déposées qu’entre les mains de ceux dont l’intimité avec le logos de la Raison est complète ; ceux qui ne s’appuieront que sur le pragmatisme des évidences qu’offrent les savoirs logiques, soit, les politiciens, les scientifiques, les militaires, les économistes, les techniciens, etc. Les prestigieux trônes en or et en diamant des religions ont donc été saisis par ces nouveaux maîtres. Il suffit dès lors, à ces derniers, de se réapproprier à leur manière les étincelantes promesses religieuses pour réenchanter le monde.
La Raison exécute ici son tour de passe-passe. Ses jongleries magiques. C’est-à-dire que toutes les catégories scientifiques sorties du logos se combinent pour restituer à l’homme son vieux rêve ! On nomme donc un seigneur, le logos médico-scientifique, et on promet de nouveau aux hommes d’abolir la douleur, la maladie et la mort. Puis aussitôt, entre les mains des papes et des brahmanes du sublime savoir médical et technologique, l’antique rêve est redéfini par l’expression suivante beaucoup plus rationnelle : augmenter l’homme. Ainsi nous promet-on l’Avènement d’un fils de l’homme qu’on nomme le Transhumain ou le Posthumain.
Toutefois, j’insiste, c’est un processus qui suit le fil conducteur du religieux et du mystique qu’on a soigneusement laissé en filigrane. C’est une trame et une aide dont la Raison ne peut se passer pour formuler sa prophétie du posthumain à-venir. De plus, le divin-logos a cette particularité de ne pas avoir de tabous. C’est un pragmatique. Aussi n’a-t-il aucun scrupule à revenir sans cesse à ses fondamentaux mystiques pour paître la masse de ses fidèles. Je parle notamment du fondamental rêve d’immortalité et de béatitude si précieux au cœur et aux tripes des hommes. C’est ici que la sagesse des dieux, ou plutôt, leur plasticité, est magistralement acrobatique. En témoigne l’enchaînement des événements dans lesquels les dieux incarnent leur action. Ils ont ouvert avec fracas la modernité. Par des révolutions, par des chutes dynastiques, en fracassant des vérités millénaires, en détruisant des cultures et des civilisations entières et en violant toutes les virginités terrestres. D’abord enivrés par l’ambroisie et le nectar de la Raison dont l’abondance soudaine avait été sans pareille, les dieux – reflets de la rencontre entre le logos et les hommes – retrouvèrent enfin leur maîtrise et leur sang froid. Ils remarquèrent alors une chose qui concentra toute leur attention : il était indispensable de rappeler le concept d’« âme » sur la scène. Il faut redonner son âme au corps !
Mais, cela va de soi, en peaufinant ce concept d’âme en termes scientifiques. Il faut prendre un soin particulier, je le répète, à dissimuler que l’approche reste totalement religieuse. Il ne faut pas heurter le rationaliste nouveau-né. Et ce n’est que lorsque ce dernier sort de ses couches de la révolution moderniste qu’on peut commencer à lui parler d’une méta-science de l’Âme.
Soit donc, de manière concrète, que produit cette démarche ? Eh bien, cela conduit le prêtre-médecin à rendre égales et même équivalentes les deux parties de l’âme. Plus encore, cela le porte à agréger, à fondre, à fusionner en une seule la partie visible de l’être avec sa partie invisible, le corps avec son aura, le corps avec son soi transcendantal, le corps avec son principe éthéré, etc. Au-delà de ces termes plus ou moins métaphysiques il est toujours question de la Conscience domiciliée dans le Corps. La Raison va simplement plus loin dans la révélation de son propos, dans l’expression de sa nature fondamentale. C’est-à-dire qu’elle ne revient pas en arrière en réinjectant de la spiritualité chez les hommes, mais elle passe à un type de spiritualité absolument holistique. Le visible et l’invisible font désormais partie d’un Tout, et cela inclut la partie visible de l’être avec sa partie invisible. L’individu n’existe plus réellement mais il s’insère dans une idée du collectif devenue monstrueuse. C’est un collectivisme spirituel qui accompagne le collectivisme physique. Le Tout tisse la trame de Tout-l’Univers connu où hommes, animaux, lois et objets sont mis sur le même plan. C’est pourquoi l’homme moderne parle dès à présent de Conscience Humaine comme d’une extension de la Conscience Cosmique, comme d’une partie de l’Un-des-dieux en définitive. Il ne peut plus y avoir de conscience individuelle parce que cette dernière est en train d’être interdite au profit unique de la conscience collective. Cette dernière sera le seul « Être » qui subsistera.
L’être humain devient la bribe, l’éclat conscient d’une super-conscience. Cet iHomme que les savoirs ont ouvert, épanoui, qui s’est éveillé diront d’autres, cet être-là est vu comme une fine et précieuse gouttelette qui aspire à baigner dans la sainte et mystérieuse Unité qui émane de la divine Raison : la ­supra-interconnectivité ­originelle. C’est là-bas que va et vient l’information originelle ; sur cette toile que la Raison a tissée, quelque part, dans un monde source, vibratoire, quantique. C’est sur cette toile aux fils d’or et d’argent que vivent et se meuvent les êtres-augmentés par les prêtres et les prêtresses de la déesse Raison. Les filaments lumineux de la trame divine sont les nouveaux vaisseaux dont se servira le Posthumain pour porter sa vie. Il sera une Conscience Sublimée fusionnée à son Moi Transcendant.
Il s’agira donc de livrer son corps-conscient au prêtre-médecin et à ses ­hyper-technologies, tant physiques que psychiques. C’est alors que l’individu pourra évoluer. Il pourra monter vers cette nouvelle vie extraordinaire de l’être-augmenté. Celui dont le corps, la pensée, la mémoire et les émotions ont été purifiés et passés aux tamis des nouveaux savoirs médico-technologiques ; celui-là sera un ­Posthumain. Cette antique âme-corps qu’est l’homme sera enfin accomplie. Il sera enfin devenu parfaitement « un » grâce aux savoirs scientifiques qui auront pris en charge le visible et l’invisible dont il est constitué. Les divinités ancestrales avaient donc vu juste. Elles manquaient seulement de moyens. Ou plus exactement, elles devaient elles-mêmes se métamorphoser en s’ouvrant davantage à leur déesse suprême, la Raison. Ainsi fait, elles ont pu nommer leur nouveau prêtre : le médecin-guérisseur aux mille bras des technosciences. Après avoir appliqué à l’individu la même métamorphose que la leur, elles peuvent aujourd’hui redéfinir l’homme de la façon suivante : une conscience sublimée qu’on a soudée à un corps nanotechnologique puis connectée au Tout. Un tel être aura de plus l’avantage, dans son nouveau monde, d’être absolument transparent à tous et à tout – dans son corps et dans sa conscience ! Le contrôle et la sécurité seront optimums. Le crime n’existera plus.
Certes, un monde sans crime, c’est déjà beaucoup. Mais n’y a-t-il pas pour l’homme une meilleur récompense me demanderez-vous ? Contentons-nous pour l’heure de dire que l’individu croit ici avoir désormais accès au divin, qu’il se dit lui-même devenir divin, et qu’il pense ainsi être à deux doigts d’accomplir la Promesse : abolir la douleur, la maladie, et la mort. De fait, sa motivation est survitaminée et la moindre contradiction lui est insupportable. Il est totalitaire. Il suit la logique de l’être-logiciel qu’il est devenu. Par conséquent, il voit l’être humain traditionnel, l’être biologique qui est en-bas, dans le monde non augmenté, comme un potentiel danger. Car ce dernier est cet hominidé qui aura été laissé derrière les portes de l’Histoire, derrière les thérapies techniciennes que l’Église médicale a ouvertes pour ses élus – les Augmentés. Il sera donc très simplement l’homme préhistorique de ce futur dans lequel les dieux poussent l’humanité, là où commence la post-Histoire. L’Histoire telle que nous l’avons connue n’aura été qu’une parenthèse : Philippe Muray avait encore raison.
Voici donc comment les dieux réenchantent lentement l’Être. Ils tissent à leur enchantement initialement religieux les artifices qu’offrent les possibilités de la connaissance scientifique. Que proposaient-ils auparavant à l’âme religieuse qui voulait être libérée de la corruptibilité du corps ? De livrer l’une, l’âme, et l’autre, le corps, au processus moral et dogmatique d’une loi divine gouvernante. Que proposent-ils désormais à l’âme moderne qui veut transcender sa vie ? De modifier l’une, la conscience, par des altérations de ses états psychiques, et de la greffer sur l’autre, le corps, dont on aura aussi modifié le bios par des lois hautement scientifiques. Rien donc ne change dans le fond, l’arc-boutant qui relie l’ancien processus des lois morales au nouveau processus des lois scientifiques reste le même : « Tu seras à la tête si tu m’obéis » nous lancent sans cesse les dieux. Tel est leur processus. Il faut changer le réel, l’organiser, abolir le chaos d’où naissent toutes les contingences ; il faut changer l’être, l’organiser, abolir son arbitraire d’où naissent la douleur, la maladie et la mort. La cime de ce processus dont on voit de plus en plus clairement les neiges, c’est le transhumanisme. C’est le posthumain.
C’est pourquoi, lorsque le moderne critique l’enchantement religieux, il cache malicieusement qu’il chevauche et reproduit exactement le même enchantement auquel il a seulement fait subir de constantes transformations dites « évolutives ». Car ce sont exactement les mêmes divinités qui portent le chamane et qui inspirent les recherches quantiques. Tel est l’art des dieux. Époustouflant ? En apparence seulement, car c’est simplement la dialectique dite « du Progrès ». Ce sont les jongleries magiques du logos. On ne perd rien, on transforme tout. On sert le même vieux gruau : il faut obéir aux lois éternelles de l’Un, il faut se fondre en Lui, corps et âmes, de sorte à être un membre de Son corps dont Il est la tête, une information interne à Son savoir glorieux, une onde dans Son système vibratoire, un mot dans Ses lois, etc.
Bref, peu importe la complexité du sortilège, ce qu’il importe de connaître – c’est sa puissance. En effet, je viens de dire à l’instant que « le moderne critique l’enchantement religieux alors qu’il cache malicieusement qu’il reproduit exactement le même enchantement ». Or, c’est faux. Le moderne est sincère. Il croit réellement travailler à un autre processus, supérieur, logique, noble. Ainsi est-il pris dans la puissance du sortilège. Il possède tellement la divine Raison qu’il est finalement possédé par elle. Et on ne sait plus à la fin qui mène l’autre. L’un et l’autre se possèdent mutuellement, se transforment mutuellement. Ils s’annihilent, l’un par l’autre et l’un en l’autre. Les dieux on fait tomber l’homme qui les a fait tomber. Les sciences déshonorent l’homme en le chosifiant tandis que lui-même les déshonore en essayant de leur transférer sa liberté. Le sortilège est un neuroleptique. C’est un tourbillon dans lequel on chavire simplement en l’étudiant. Et assurément, le médecin comme le physicien ou l’informaticien sont absolument certains de libérer l’humanité des prêtres, des évêques et des théologiens, et il leur est absolument impossible de voir qu’ils ont repris leurs charges et qu’ils s’en acquittent beaucoup plus efficacement.
C’est pourquoi Ivan ­Illich parle fort justement de la médecine moderne comme d’une Église médicale. Il a littéralement raison. Car les médecins sont au cœur, voire même le cœur de ce travail des dieux de la Raison. Ils sont leurs nouveaux experts en corps & âmes, leurs nouveaux sauveurs, leurs nouveaux maîtres, leurs oints consacrés par l’huile scientifique et parlant le latin de clinique. La voici cette troupe de Pavel Tchitchikov en blouse blanche, bleue ou violette, en tablier-chasuble et en sabots médicaux. Ils parcourent le monde pour acheter les âmes sur toutes les propriétés terrestres où elles se trouvent : la politique, l’armée, la technique, le divertissement, le sport, l’écologie, l’enseignement, l’art, etc. L’Église médicale constitue un clergé moderne missionné par les dieux pour accomplir une tâche macabre : fabriquer des êtres-machines et en finir avec l’homo sapiens. L’éradiquer. Le déposséder. Puis verser ensuite toutes les richesses acquises par ce trafic aux seuls posthumains : les maudits consentants. C’est ainsi que le clergé médical est actuellement en train de rassembler ses fidèles ; il leur distribue ses prébendes, ici et là, ainsi que des trônes, et de l’or bien sûr. Tout ce beau monde veut baigner dans le bonheur, cette récompense que versent les dieux à ceux qui les servent, à ceux qui signent leur Profession de Foi.
L’OMS évoque d’ailleurs l’esprit de cette Profession de Foi lorsqu’elle définit la santé de la manière suivante : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette citation provient de la Conférence internationale sur la Santé qui eut lieu à New York en 1946 ; elle fut signée par les représentants de 61 États. Une définition de la santé qui n’a pas été modifiée depuis, nous dit-on sur le site officiel de l’OMS. Admirable définition puisqu’elle fait écho à la fonction messianique que nous fournit la Bible !
En effet, le Roi-Messie biblique jongle pareillement avec les trois espaces du « physique, du mental et du social ». Le Sauveur judéo-ecclésiastique a théologiquement la triple tâche d’être Roi, d’être Prêtre et d’être Prophète. Les Anciens usaient de vocables propres à leur culture, mais la structure est parfaitement identique à ce dont parle l’OMS : la perfection physique, psychique et relationnelle de toute la population humaine, et de chaque individu. La démarche consiste d’abord à souder ensemble deux idées : la santé, salvus, et le salut, salus. Il faut les rendre interchangeables pour traiter les parties plus ou moins matérielles du vivant. Puis un Sauveur se verra confier la charge qui l’obligera à s’atteler à deux tâches : d’une part, le travail sur l’âme-corps de l’individu, et d’autre part, le travail sur les interactions sociales du collectif. Il devra donc être sur TOUS les terrains. N’est-il pas le Sauveur ? Un héros, un surhomme et un dieu ? Aussi peut-il parfaitement être homme d’état, chef militaire, médecin, psychiatre, juge, technicien, scientifique, artiste, enseignant, etc. C’est pourquoi l’Ancien Testament nous esquisse ce Sauveur « par les meurtrissures duquel nous sommes guéris et qui a été frappé pour les péchés de son peuple » (Is. 53). Et le Nouveau ­Testament s’est saisi à pleines mains de cette identité du Sauveur : « Il guérit tous les malades, afin que s’accomplît l’oracle d’Isaïe le prophète : Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Mt 816-17). Assurément, on parle du salut d’un peuple dont chaque individu est sauvé-guéri dans son corps-âme. C’est un salut ­médico-politique ! Et c’est pour un tel salut, précisément, que l’Église médicale a oint et missionné des organismes tels que l’OMS, pour un salut sanitaire à volonté messianique, nous dit cette dernière, car il est Physique, Psychique et Social.
Nous constatons encore une fois que les dieux sont malins comme des singes, ou plutôt comme les omniscients logiques qu’ils sont. Car ils ont encore une fois repris leur vieux concept de « messie » ; ils ont repris leur premières œuvres, celles qui remontent aux antiques civilisations mésopotamiennes. Et encore une fois, ils restent fidèles à l’adage favori de la sainte Raison qu’ils adorent : « On ne perd rien et on ne crée rien, mais on transforme tout. » Dès lors, il n’est pas étonnant de constater que leur Église médicale, associée au haut-système technico-industriel qui nous gouverne, a gravé sur ses blouses le slogan de l’antique sauveur : « Les meurtrissures sont une guérison ; les infirmités et les maladies conduisent au salut. »
En effet, et voici la pierre d’angle qu’on ne peut pas ignorer pour saisir la stratégie de la modernité. L’Église médicale n’est pas là pour sauver, mais pour faire périr. Elle est « iatrogène », nous explique Ivan Illich. C’est « le terme technique qui qualifie la nouvelle épidémie de maladies engendrées par la médecine, “ ­iatrogenèse ”, composé des mots grecs iatros (médecin) et genesis (origine) » (26). L’Église ­médicale n’est pas là pour donner la vie, mais pour donner la mort. Son œuvre est de produire une némésis, une némésis de type médical, c’est-à-dire un jugement, et plus précisément un jugement élaboré par une médecine dont le tranchant est prodigieusement acéré par la technologie. Et ce jugement consiste à donner aux hommes ce qu’ils veulent ! Or, les hommes veulent en finir avec la douleur, la maladie et la mort. Ils veulent devenir des immortels fondus dans la béatitude éternelle. Ils veulent devenir des dieux. Et à cet égard, nous nous souvenons des termes de l’antique mythe : « Quiconque succombe au vertige de franchir les limites sacrées devient la proie de Némésis pour avoir porté ombrage aux dieux. » Voici donc que cette « revanche cosmique » est aujourd’hui plus terrible, plus subtile, plus cynique et plus moderne que jamais. Pourquoi ? Parce que son jugement est précisément de donner à l’homme ce qu’il veut et non plus de le lui refuser. À savoir qu’il deviendra de même nature que les dieux qu’il vénère. En forçant les dieux à supprimer leurs interdits, les hommes se sont eux-mêmes voués à la géhenne.
Les ailes de Némésis se déploient donc sur le monde et sur les villes. Les dieux et les déesses accomplissent « le rêve malsain » que l’homme se dicte à lui-même par la divine Raison, qu’il adore : faire l’homme à l’image de la chose, à l’image de la Raison. Ainsi parle la Némésis médicale : « Eh quoi ! Abolissons l’humain que nous connaissons. Et avec son consentement, par diverses manipulations sociales, scientifiques et médicales, fabriquons un être-machine ! » ­Sachez donc que Némésis médicale ne cédera rien tant qu’elle ne vous aura pas définitivement livré, corps & âme & peuple, aux bras des ses NBIC : les Nanotechnologies, les Biotechnologies, l’Informatique et les sciences Cognitives.
Tel est le rêve de l’Église médicale, tel est le rêve de l’homme moderne : mettre ta conscience sur une puce qu’elle va souder à la carte mère de la ­Raison. L’Église médicale a oint ses prêtres-médecins qui viennent pour arracher ta conscience de ton corps afin de la poser sur un dé en silicium qu’ils vont greffer sur une trame mondiale. Tel est le concept de « résurrection » vu par son sauveur : une transsubstantiation médico-scientifique. C’est pourquoi, en ces temps, la Raison a bâti son Église médicale, car la médecine est la plus en capacité de manipuler ton corps-conscience que tu as déjà livré entre ses mains en toute confiance.
V
Les bons médecins existent-ils ? Des médecins qui, en quittant l’Église médicale, ne seraient donc plus iatrogènes. Des médecins défroqués somme toute. Utilisons le parallèle des ministères ecclésiastiques pour répondre à cette question. Car nous savons tous qu’il existe justement des prêtres défroqués, mais on ignore en revanche que le propre du « bon berger » est de faire sortir des bergeries. Vous trouverez cela dans le chapitre 10 de l’Évangile de Jean où il est dit que le prêtre se tient hors-église et qu’il invite ceux qui s’y trouvent à abandonner l’état ecclésiastique. Le Bon berger est là-bas défroqué et il défroque ! Une situation coutumière à la Bible d’ailleurs. Le propre de la théologie est de briser les tables de la Loi comme le firent Moïse ou Paul, et s’opposer au Temple, à la liturgie et autres sabbats est une habitude chez les prophètes de l’Ancien Testament. On pourrait multiplier les exemples tant ils se présentent avec abondance dans toutes les religions. Cependant est-il aussi simple de dire que le propre du médecin est de ne pas appartenir officiellement au corps de l’Église médicale, et par conséquent, de prétendre aussitôt que l’exercice illégal de la médecine serait la marque du « bon médecin » ? Assurément non. Il en est d’ailleurs de même sur le terrain ecclésial : le fait de se prétendre « akklésiastique » n’est pas l’assurance de produire un discours sur Dieu qui soit spirituel. Pratiquer « un exercice illégal du christianisme » en me déclarant akklésiastique n’est pas la preuve qu’une onction du Christ est déposée sur mon propos. Niet. Mais poursuivons ce parallèle ecclésiastique dans notre recherche de ce que pourrait être une bonne médecine.
Tout d’abord, être « akklésiastique » ne consiste pas à être « contre l’Église » mais simplement à la remettre à sa place. Ainsi fait, ­l’akklésia n’est absolument pas l’opposé mais elle est la suite de ­l’Ecclésia. En effet, le rôle de l’Ecclésia est de couver, de protéger et d’enseigner les immatures qui ont encore besoin des soins collectifs d’un groupe parental. Aussi parle-t-on pour l’Église de ­brebis, d’animaux domestiques, parce que l’immaturité, par son inconscience des droits et des devoirs, a encore un pied dans l’animalité. Mais la démarche akklésiastique est tout au contraire pour ceux dont la maturité est telle qu’on peut les libérer de l’autorité parentale. Ils peuvent être sans églises. Ils ne sont plus en risque d’être autonomes. Leur maturité les libère de la surveillance des adultes, littéralement de l’episcopus : l’évêque, le surveillant. Aussi n’a-t-on plus affaire ici à l’anonymat de la brebis, mais à un sujet, c’est-à-dire à un humain qui est connu et appelé « par son nom ». Dans les termes de l’allégorie évangélique, le texte nous dit que ces sujets « suivent le Christ dehors parce qu’ils connaissent sa voix » (Jn 1034). La nouvelle intimité de type « frère-frère » ou « fils-père » de l’akklésia vient abolir la première relation d’autorité éducative de type « enfant-adulte » ou « brebis-pasteur » de l’Ecclésia. Certes, pour celui qui ne peut vivre loin des jupes de sa mère, c’est un scandale. Mais pour celui qui a atteint l’âge de ­l’autonomie, ayant lui-même vécu un temps dans les jupes de sa mère, la chose est naturelle. C’est pourquoi il prendra bien soin de refuser à l’enfant le processus akklésiastique ! On ne livre jamais un enfant à la rue, car ce serait le livrer aux loups, c’est-à-dire le pousser à perdre la foi. Tel n’est pas l’esprit de l’akklésia. L’esprit akklésiastique, c’est appeler dehors seulement ceux dont la maturité est telle qu’ils sont capables de dépecer les loups.
Ainsi en est-il de la marque du « bon médecin ». C’est un médecin défroqué de même que le « bon berger » est un berger défroqué. Et comme lui, il n’est pas contre le corps médico-ecclésiastique, mais il est lucide quant aux dangers de l’Église médicale car il connaît sa tendance à infantiliser le patient, il connaît son orgueil et surtout son intégrisme à se croire l’unique dépositaire de la vérité sanitaire. Enfin, le « bon médecin » sait lui aussi qu’une bonne pratique médicale doit absolument promouvoir l’autonomie de l’individu. Ici, nous nous éloignons de plus en plus de cet esprit de condescendance et de supériorité savante affiché habituellement par le médecin et dont l’odeur remplit son cabinet. Le propos d’Ivan ­Illich va continuellement dans ce sens et il ne cesse de nous entretenir sur ce rapport « autonome/hétéronome ». C’est la trame de son discours, la clef par laquelle il voudrait renverser le processus mortel créé par la médecine.
« Il s’agit de convaincre les médecins, dit-il, mais avant tout leurs clients, qu’au-delà d’un certain niveau d’effort la somme des actes préventifs, diagnostiques et thérapeutiques ayant pour cibles les maladies spécifiques d’une population, d’un groupe d’âge ou d’individus, abaisse nécessairement le niveau global de santé de toute la société en réduisant ce qui précisément constitue la santé de chaque individu : son autonomie personnelle. Il s’agit de susciter, dans un peuple de consommateurs de santé, la prise de conscience que seul le profane a la compétence et le pouvoir nécessaires pour renverser une prêtrise sanitaire qui impose une médecine morbide. Il s’agit de démontrer que seule l’action politique et juridique peut maîtriser ce fléau contagieux qu’est l’invasion médicale, qu’elle se manifeste sous la forme d’une dépendance personnelle ou d’une médicalisation de la société. » (11). Ou encore : « L’efficacité atteinte par une société dans la poursuite de ses objectifs sociaux dépend du degré de synergie entre les deux modes de production, le mode autonome et le mode hétéronome. » (72).
La démarche morbide de la médecine est donc le pendant de la morbidité que l’Église chrétienne a produite, précisément par l’amputation de l’autonomie de l’individu. Côté christianisme, cette démarche a réussi le tour de force de passer les siècles grâce à un argument en acier trempé : le Corpus Christi. On a prétendu que l’Église était le « corps du Christ ». Quitter l’Église équivaudrait donc à quitter le Christ : « Hors de l’Église, pas de salut ! » C’est exactement selon ce même principe que fonctionne la mécanique de l’Église médicale : Hors du médecin, pas de salut, c’est-à-dire pas de santé physique ou psychique ni même sociale (rappelons-nous les propos de l’OMS). On a cru impossible la spiritualité sans l’autorité du Corps Ecclésiastique ; pareillement croit-on impossible que la santé puisse exister sans l’autorité du Corps Médical. « Dans une société morbide, nous dit Illich, l’environnement est recomposé de telle sorte que la plupart des gens perdent en de fréquentes circonstances leur pouvoir et leur volonté de se suffire à eux-mêmes, et finalement en viennent à croire que l’action autonome est impraticable. » (63).
Qui aurait pu imaginer cela ? Que la médecine allait suivre les traces de l’Église qui a trop souvent excommunié, pourchassé et torturé les hommes mûrs durant des siècles au nom du Corpus Christi. Qui aurait pu imaginer que la médecine allait aussi mutiler l’individu, décapiter son autonomie, et elle aussi s’imposer inquisitrice ? L’Histoire nous montre comment le politique a finalement remis l’Église des papes et des popes à sa place. Or voici. C’est un malheur ! Car le politique est aujourd’hui incapable de renouveler une telle chose avec le prêtre-médecin. Impossible. Le politique ne peut plus imposer à l’Église médicale ce qu’il imposa jadis à l’Église chrétienne, précisément parce que le politique règne avec, à sa gauche, l’Église médicale, et à sa droite, le Technicien. C’est une triade. Une trinité même. Tu touches à l’un, tu as les trois comme ennemi ! C’est une impasse. L’ère du Posthumain est bien là.
VI – Récapitulation en guise de conclusion
L’homme a finalement accepté l’idée de Dieu, de l’âme, de son immortalité, et de la liberté (n’en déplaise à Kant) ; mais il a profondément subverti ces notions (Kant est ravi). Ce fut magique. Qu’est-ce que Dieu ? C’est la Nature, ou l’Univers, ou la Conscience universelle, ou les Lois éternelles de la Raison, etc. Qu’est-ce que l’âme ? C’est le supramental, ou le soi, ou la conscience éveillée, ou le moi transcendant, etc. Et qu’est-ce que son immortalité ? C’est un état modifié, par les sciences cognitives, de la conscience que l’on va mailler à un corps augmenté par les technosciences. Quant à la liberté ? Eh bien, c’est ce dieu-là, cette âme-là, et cette immortalité-là. D’ailleurs, on a même subverti le concept de péché. Le péché est la fameuse individualité séparatrice que les grecs flagellaient déjà abondamment, dixit Anaximandre : le péché est tout « individu particulier qui est apparu sur la scène du monde, qui est sorti de son propre gré du sein de l’unique et du commun pour avoir une existence individuelle. Ainsi a-t-il commis un grand crime. » (d’après la traduction de Chestov). La boucle est donc bouclée puisque, dans l’échéancier de la Raison, l’ère posthumaine consiste précisément à procéder au retour du pécheur dans le sein de l’Un, dans la ­supra-interconnectivité mondiale du thérapeute et du programmeur.
Enfin, on a pareillement accepté l’idée d’un Fils de l’homme pour qui rien n’est impossible ; qui est fils de Dieu ; qui est l’homme-Dieu. Oui ! On veut bien de cet homme-Un puisque son esprit est corps et que son corps est esprit ; puisqu’ils sont inséparables ; puisque lui-même affirma qu’être un tel homme, c’est être un temple divin indestructible : « Détruisez ce temple, en trois jours je le relèverai. » (Jn 219). Mais bien sûr, son procédé « par la foi et la déraison » exprimé lors de sa venue sur terre ne convient pas au dogme raisonnable autour duquel le transhumain veut fabriquer son propre homme-Un. On l’a donc lui aussi profondément subverti. On a inséré l’évangile dans les mythes et les symboles de l’histoire religieuse. Ainsi a-t-on décidé de ne pas réellement tuer le Fils de l’homme, et par conséquent de ne pas le ressusciter ; puis on a affirmé pouvoir obtenir une version réaliste de la victoire sur la mort, la maladie et la souffrance en passant par la transcendance scientifique. Il faut, non pas « ressusciter », mais « transhumaniser », dit-on désormais ! Il faut faire du Posthumain, de l’Être-Machine, car tel est le véritable homme-Dieu : un fils de la Raison. « La foi et la résurrection étaient une métaphore, nous disent les posthumains, pour les hommes encore un peu benêts. Mais dès l’instant où l’homme commence son augmentation par la Raison, il est certain que la promesse s’accomplira. Il multipliera les pains et sera prospère, il ne craindra ni le vide ni la mort et il sera immensément riche et puissant ! Nous, les posthumains, passerons par ce chemin d’excellence que l’antique messie, un peu simplet lui aussi, s’obstina durant quarante jours à ne pas emprunter. »
Admirable n’est-ce pas ? Quelle belle mise à jour technoscientifique et médicale des concepts millénaires les plus ardus que l’homme ait eus entre les mains ! Quelle magie ! Car on nous sert, pour finir, le même Opium du peuple : Abolition de la douleur, de la maladie, et de la mort. Et sans la moindre gêne en plus, car on passe encore et toujours par cette même voie que nous ont ouverte les premiers hommes : l’Arbre de la science du bien et du mal. Geste répétitif. À l’instar du vieux couple adamique qui jadis fut placé devant l’alternative des deux arbres, le moderne ne veut pas passer par l’Arbre de vie ; il n’empruntera pas l’étroite voie des ténèbres de la Foi. Il préfère passer par le large chemin des lumières de la Raison.
Voyons. Il doit bien exister une 3e voie. Une voie qui passerait entre l’obscurité de la foi et les lumières des théories universelles, entre l’arbitraire et le nécessaire, entre le Fils de l’homme avec sa résurrection seule et le Posthumain avec son vaccin nanotechnologique. Entre le « partir sans savoir où je vais » des adogmatiques et le « devenir chose » des hommes-logos.
Je rassure le lecteur. Cette 3e voie existe. Nous connaissons tous le subtil serpent : cet enroulé autour de son Arbre des savoirs. Et nous savons qu’il ne déçoit jamais car il a plus d’un tour dans son sac. N’est-il pas Maître et Docteur en sciences du salut-salus et de la ­santé-salvus ? À quiconque lui en fera la demande, il proposera donc une solution. Il s’adaptera. C’est ainsi qu’il ouvrira une 3e voie, une vraie fausse 3e voie. Car cette voie-là est plus exactement un succédané de la voie lumineuse des Posthumains, elle est pour ceux que la perspective transhumaniste effraye encore. Elle est une sorte de sous-voie. Mais elle est néanmoins brillante puisqu’elle se veut être une propédeutique à la voie du Posthumain. En effet, la Raison sait fort bien que seule l’alternative des 2 voies existe en vérité : la Foi ou les Lumières. C’est pourquoi, à celui qui rejette la Foi mais que l’ère des transhumains terrorise, on fera accroire qu’il peut choisir la version allégée des Lumières comme solution indépendante. On lui dira que c’est une voie d’équilibre qui évite les extrêmes, qui chemine entre le feu des passions et la glace des théorèmes. Une voie plus humaine. Et on lui cachera adroitement qu’elle finit par une impasse où l’attend – le Posthumain.
Cette 3e voie des craintifs, c’est celle où on calomnie d’abord la Foi en confondant sa démarche avec l’hypocrisie ou la dérive religieuse ; puis, en bon stoïcien et en homme de sagesse, on critique violemment la prophétie du Posthumain, « cette prétendue victoire sur la mort, cette ubuesque greffe de la conscience sur un réseau technologique » dit-on. Ayant ainsi giflé les deux moines fous – car seule la 3e voie médiane est sagesse – on lancera fièrement, en gonflant un torse rabelaisien : « Science excessive est ruine de l’homme. Il nous suffit donc de rester dans les Lumières tout en refusant d’augmenter l’homme au-delà de l’impossible ! N’avons-nous pas tué le premier Fils de l’homme ? Nous tuerons pareillement le second, le Posthumain. Puis nous continuerons de jouir sans crainte de la vie puisque la mort ne nous effraye pas ; car, ce que nous craignons vraiment, c’est précisément d’en être effrayé comme le sont ces deux-là. »
N’entendez-vous pas ce discours ? Cette vieille lecture d’un humanisme des Lumières plus ou moins stoïcien et épicurien qui a l’art d’assembler ses idéologies en puisant à tous les râteliers : « C’est une guerre de classe, celle des riches contre celle des pauvres… Ceux qui ont des privilèges complotent contre ceux qui n’en ont pas car ils les craignent… Le discours posthumain est effrayant et pire que les discours que tenaient Hitler, ce sont des psychopathes… Il faut ouvrir les yeux aux gens ; il faut des lanceurs d’alerte ; car le premier ennemi de la guerre, c’est la vérité… La médecine fabrique des remèdes mortels et organise des crimes afin de servir une mondialisation totalitaire… Mais nous avons le pouvoir de changer cela, parce que le ciment qui crée la civilisation, c’est l’amour, etc. » Ce florilège de citations est tiré d’un documentaire dont je ne tiens pas à faire la publicité. Néanmoins, et c’est typique de cette 3e voie, on y trouve des hommes et des femmes qui ont en réalité collaboré durant des années avec ce qu’ils critiquent aujourd’hui : Inserm et autre Institut Pasteur, professionnels de la santé, politiciens, chercheurs, intellectuels, faux rebelles, etc. Ici et ailleurs, la 3e voie se formule en bricolant des modèles intellectuels surannés, mais qu’elle peut aussi revoir intelligemment et en faisant preuve d’un discernement réaliste parfois très intéressant. C’est pourquoi elle rassemble indubitablement beaucoup de monde. Malheureusement, la pierre d’angle sur laquelle elle trébuche est celle des hommes normaux. Je parle ici de ces « hommes normaux » dont parle David Rousset, lui pour qui l’univers concentrationnaire n’était pas de l’Histoire puisqu’il fut déporté et torturé. Il écrivit alors plus tard : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »
Cette 3e voie ne sait pas ce que savent les hommes anormaux des deux autres voies – les uns, que la résurrection est possible, et les autres, que le posthumain sera. C’est la raison pour laquelle la 3e voie produit des « hommes normaux », des homo sapiens, des hommes qui seront, hélas, cet « homme préhistorique du futur » dont je parle plus haut. C’est d’ailleurs une appellation inspirée d’un transhumaniste qui, lui, parle de « chimpanzés du futur », expression reprise par une association grenobloise anti-transhumanisme. Cet « homme préhistorique du futur » est sur la 3e voie comme l’a été le silex avant l’électricité. Il est sur cette voie afin d’être préparé à sa futur conversion à l’ère posthumaine, car ainsi que je viens de l’expliquer, cette voie n’est qu’un leurre puisqu’elle est la gestation du posthumain, sa version allégée, ses prémices. Les « hommes normaux » qui la parcourent ne pourront donc pas résister. Ils sont déjà suffisamment attachés à leurs privilèges pour ne pas vouloir les perdre, et ils adorent déjà, sans vouloir le confesser, le mode de vie posthumain. Leur éthique sera donc consumée par la nouvelle luminosité de la Raison qui se lève sur leur tête.
Le Posthumain est inéluctable ; et seuls deux groupes se tiennent face à lui.
D’abord, ses futurs frères de la 3e voie ; ces vieux humanistes qui ont tout fait pour que vienne cette mondialisation qu’ils ont appelée de tout leur être ; ses frères, qui certes freinent maintenant des quatre fers en voyant que la puissance de la Raison est en train de faire muer leur cher universalisme ; ses frères qui voient sourdre de cet universalisme une gouvernance médico-technologique mettant en échec leur éthique de citoyen du monde. Peu importe. Qu’ils raillent donc. Car pour le Posthumain, ceux-là n’existent pas réellement, sinon comme une hostilité utile.
Puis, il y a ceux dont les posthumains seront un jour, au mieux, les valets : les Fils de l’homme. Et si je crois qu’ils sont akklésiastiques, c’est parce que le Corpus Christi a lui aussi été participant de cet universalisme dont l’Église médicale et la technologie se servent maintenant pour régner. Les bergeries ne seront donc pas consumées. Au contraire, et elles le font déjà en partie, elles intègrent le phénomène ! Parce que l’universalisme est l’essence de l’Ecclésia, et parce qu’il est l’essence de tout religieux, quel que soit le nom de son Dieu. Il s’ensuit que le Fils de l’homme est plus caché que jamais ! Est-il encore possible de l’entendre frapper aux portes des bergeries ? Comment l’ère posthumaine qui pense de plus en plus l’incarner et réaliser ses promesses peut-elle encore l’entendre ? Soit donc, pour les fils de l’homme, le temps est venu de s’enfoncer de plus en plus dans les ténèbres de la Foi, peut-être même au point d’être introuvable.

Ivsan Otets



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