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mercredi 3 juin 2009

American Sniper

AMERICAN SNIPER : LE MUJAHID CHRÉTIEN


À L’ATTENTION DES GUERRIERS DU CHRIST


AmSniper idéologie

L’Europe est certaine d’en avoir fini depuis fort longtemps avec la Chevalerie Chrétienne et ses moines-guerriers. Sa conscience de démocrate polie au fil des siècles n’a pas à ce sujet le plus infime doute. Les Chevaliers du Christ, pense-t-elle, appartiennent à un monde qui est mort depuis des siècles, et imaginer qu’un gouvernement européen puisse de nos jours armer ses militaires sous la bannière de Dieu afin d’estourbir et d’étriper ses ennemis, c’est là une absurdité des plus comique.

L’Europe se trompe toutefois. Car elle regarde l’Étendard de l’idéologie religieuse à nouveau déployé du côté des terres américaines et elle est incapable de se soustraire à sa séduction et à son autorité. Face à ce saint secours les États européens ont déjà cédé… depuis bien plus de temps qu’ils ne le croient d’ailleurs.

C’est aux États-Unis que sont réapparus les Mujahidin Chrétiens. Ils sont aujourd’hui armés et envoyés dans la plus grande légalité par l’État américain qui, bien sûr, les équipe de sa technologie en matière de science de la guerre. Ainsi devenus légaux, ces nouveaux Templiers sont pleins d’assurance. En outre, ils servent de véritables champions pour les soldats de l’Armée. Ils enthousiasment ceux qui aimeraient aussi briller d’héroïsme, et ils offrent à d’autres un sens spirituel à leur engagement militaire. Les voilà donc aller et venir dans leurs pays sous les applaudissements. Il sont là-bas les Godefroy de Bouillon et les Jean de Brienne du XXIe siècle, ces héros mythiques des Croisades du Moyen-Âge. Tout comme eux, ils sont vertueux, ils sont oints du ciel, et leurs exploits face aux barbares leur donnent cette image rassurante de sauveur ; aussi les médias se délectent-ils de conter leurs aventures à la population. Ils incarnent, de leur vivant, la victoire de l’Occident civilisé sous la bannière Sacrée et Immaculée de l’Armée des États-Unis d’Amérique.

Tel est le fameux sniper Chris Kyle. Il servit onze ans au sein des Navy Seal, les troupes d’élite de la marine américaine. Il était pour ses camarades – « The Legend (la légende) ». Le plus redoutable tueur de l’armée américaine : 255 « ennemis tués » dont 160 confirmés ! Il fut surnommé « le diable de Ramadi » par l’insurrection sunnite (al-shaitan Ramadi), et une prime de 80 000 dollars fut proposée sur sa tête. En vain cependant. Il rentra chez lui, raccrocha son fusil, s’occupa de sa famille puis savoura sa gloire. Car il fut bien sûr décoré de la Valor device, reçut de multiples distinctions pour ses états de service et fut continuellement invité sur les plateaux télé en tant que héros national. Son livre, American Sniper, où il raconte ses exploits, eut bien entendu un grand succès. « Tous ceux que j’ai tués étaient mauvais », écrit-il, et « j’avais une bonne raison pour chaque tir. Ils méritaient tous de mourir. » « J’ai adoré car j’ai vécu les meilleurs moments de ma vie », ajoute-t-il. De plus, finit-il par dire : « Là-bas, en Irak, je voulais que tout le monde sache que je suis chrétien, et un féroce guerrier de Dieu. »

C’est très exactement ce profil de Chevaliers du Christ que Clint Eastwood met en exergue dans son film American Sniper où il adapte la biographie de Chris Kyle. Tout commence par une prédication dans une Église protestante et toute la trame s’égrène ainsi : la guerre est justifiée religieusement ! Eastwood met directement l’onction du Christ sur la tête du sniper, sur son fusil et sur ses balles meurtrières. « Il a reçu un don spirituel » nous dit-il. La compréhension de l’humanité par le réalisateur américain est aussi stupide que sa lecture de l’Évangile. Il existe sur terre, affirme-t-il, trois sortes d’hommes : les brebis, les loups et les chiens de berger. Or, Chris Kyle est de la race des chiens de berger, c’est-à-dire de celle des pasteurs, des évêques et autres « serviteurs de Dieu » appelés pour protéger le troupeau. Fusil en main, le sniper est littéralement envoyé par Dieu pour protéger les brebis chrétiennes des loups barbares de la Mésopotamie qu’il se doit d’escagasser comme dans une partie de tir aux pigeons. Bien que le film se déroule dans un cadre moderne, il nous immerge absolument et totalement dans une idéologie mystique qui nous vient directement du Moyen-Âge. En vérité, le film est vomitif, écœurant, effrayant. Les dieux sont de retour au sein des armées et ils sont désormais équipés, non plus de glaives et d’arbalètes, mais d’armes aux technologies les plus sophistiquées.

Le slogan américain porté au cinéma par le vieux Eastwood est somme toute fort simple : « l’armée des États-Unis, c’est l’armée du Christ ! » Non, vous n’êtes pas endormis et nous sommes en 2015… Le pays qui se prétend être l’un des plus civilisés de la planète tient un discours qu’il est allé récupérer dans une théologie datant des Croisades. Cela nous rappelle, hélas, cette Allemagne démocratique qui au XXe siècle était riche en culture, en penseurs et en technologie de pointe, et qui pourtant se vautra dans le nazisme avec son idéologie politico-mystique, laquelle promettait alors, elle aussi, un âge d’or sur terre qu’une race supérieure devait instaurer. Ce film est littéralement – bien que le scénario prenne un ton doucereux – fondé sur une pensée au profil psychologique subtilement malade puisque son ossature est celle des valeurs de la civilisation : moralité, culture, rationalité et technologie. C’est là, précisément, la marque des pires tarés de l’Histoire.

Clint Eastwood a trouvé dans la figure de Chris Kyle la justification de sa propre identité, de sa propre morale et de sa « théologie » sanguinaire de la Guerre Sacrée. Au travers de Chris Kyle ce sont les regrets d’Eastwood qui en réalité sautent aux yeux ; les regrets d’Eastwood de ne pas avoir 60 ans de moins pour pouvoir partir en Irak. Pour quoi faire ? Pour pouvoir entrer, lui aussi, dans la compétition. Pour qu’il puisse battre le record des 255 tués du sniper texan puisque la piété se mesure en nombre d’infidèles tués – dans un camp comme dans l’autre. « Tuez-en le maximum ! » nous dit pour la énième fois de sa carrière le cow-boy justicier, l’inspecteur Harry, apôtre de la loi du talion… lui qui cette fois s’est incarné dans le Croisé U.S. Chris Kyle pour de nouveau chanter son « Dieu est avec nous ! »

Ainsi donc, il est à craindre que l’Europe, subrepticement, soit gagnée par cette fièvre du christianisme US à l’esprit musulman avec ses mujahidin chrétiens ; soit de manière très protestante, c’est-à-dire directement à partir du modèle « armée de Dieu » des Américains ; soit de manière indirecte, par un nationalisme de terroir dans lequel le catholique rêve de retrouver sa vigueur d’antan. Que reste-t-il aux chrétiens dès lors ? L’athéisme ? Voyons, lui aussi est plein du chant nazi : « Dieu est avec nous, la Vérité est avec nous et régnera par nous ! » — Ainsi donc, il ne reste qu’une seule chose à faire : il faut vomir Eastwood et toute cette clique des « Dieu est avec nous ». N’est-ce pas par là que Dieu commence ? Quand on cesse de vouloir Le rendre victorieux, sage, bienséant, héroïque et même saint… Quand on cesse de vouloir le faire Roi et conquérant politico-moral dont les jugements seraient inattaquables.



Ivsan Otets


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Digne héritier de Polyphème, le Cinématographe constitue un spectacle qui, loin de susciter la pensée, la fige en réquisitionnant toute l’attention pour sa supercherie pyrotechnique.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, ii, domination.

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La Séparation

LA SÉPARATION


ou

COMMENT SANCTIFIER L’HISTOIRE PROPREMENT


Freres Sang Akk

Voici un film surprenant : Sons of Philadelphia.

Il est adapté d’un livre de Pete Dexter, auteur américain encore en vie, qui publia en 1991 un roman dont le titre est « Brotherly Love », c’est-à-dire « L’amour fraternel ». N’importe quel lecteur de la bible sait en outre que Philadelphia est le nom d’une des 7 églises dont il est question dans le livre de l’Apocalypse, et que le terme grec Philadelphos se traduit par « qui aime son frère ».

Néanmoins, après avoir visionné le film, il m’a très vite été évident qu’il fallait changer le nom de cette histoire. Car il est question des « frères de Laodicée » et non de Philadelphie. C’est-à-dire que l’histoire fait référence à la dernière église : l’Église de Laodicée (Apo 314-22).

Le réalisateur français, Jérémie Guez, n’a bien sûr pas conscience de cela. Il est doué. Mais bête. On rencontre partout aujourd’hui ce profil d’imbécile. Ils sont en tous lieux. Ils savent lire et écrire mais ne comprennent ni ce qu’ils lisent ni ce qu’ils écrivent. Il vous suffit d’associer cela à une forte capacité technique, à un corps en pleine santé et à un cerveau « nootropé », vous obtenez alors une prophétie autistique absolument vomitive comme ce film réussit à le faire.

Ainsi donc, je n’irai pas dans les détails. Quiconque veut s’amuser à décortiquer la chose le fera sans mon aide. Il y a le livre, dont il semble que la fin ait été modifiée. Il y a différents personnages, dont le nom a peut-être été voulu, tel que Bono, le mafieux italien dont Dianitsa me faisait remarquer qu’il portait étrangement le même nom que le chanteur irlandais, etc. Peter fait-il, lui, référence au « Pierre biblique » et Grace au concept de la « grâce théologique » ? Peu importe. Ce que je veux, c’est aller à l’essentiel. Je conseille donc au lecteur de visionner le film avant de lire les paragraphes qui suivent.

Q

Quel est le personnage principal du film ? Est-ce Peter ? Est-ce Michael ? Ces deux cousins qu’une histoire familiale tragique unit. Est-ce Grace ? ou son frère Jimmy ? Est-ce le judaïsme de ces derniers, lequel nous surprend justement en fin de film ? Est-ce l’amour de Grace qui sert au réveil de Peter ?

Voyez-vous, la sortie nationale du film a eu lieu le 30 décembre 2020. C’est étonnant. Car le personnage principal du film — c’est le cheval. Je pourrais m’arrêter là. Et lancer un : « Que celui qui a des oreilles entende ! ». Je suis tenté de le faire. Pas vous ? L’aveuglement et la propagande ne vous font-ils pas vomir ? Comme on vomit devant Laodicée, avec une étrange envie de partir et de se taire définitivement.

En voyant la scène, j’ai compris que tout le film était là : lorsque que Michael demande au vétérinaire de piquer le magnifique cheval de course qu’il a acheté pour 80 000 dollars peu de temps auparavant. Le canasson ne gagne pas. Tuons-le ! Seuls les vainqueurs doivent rester ! En vérité, c’est ce que va faire Peter avec son cousin, avec Michael, précisément. Mais pour injecter le poison dans la chair de son cousin, il lui faudra beaucoup de force et de puissantes justifications. Il sera donc porté par trois forces : l’amour de Grace ; la synagogue où il a organisé l’enterrement de Jimmy, le frère de Grace que son cousin a tué ; et enfin, le fait que – lui – par nature, n’est pas un perdant, contrairement aux apparences. Il est moderne, il est éthique, il est le monde-à-venir. Il n’est pas le vieux-monde.

Le vieux-monde, il faut le piquer. Il faut l’éliminer. Il faut les piquer ; il faut les éliminer, ces perdants de l’antique monde. Ils n’ont pas compris les leçons. Ils ne veulent pas se réformer. Ils n’écoutent pas la propagande. Ils ne veulent pas gagner un monde meilleur. Tuons-les donc ! Car nous avons tout essayé. N’est-ce pas ? Que les médecins viennent. Car il faut faire cela proprement, sans armes à feu, avec des seringues. Nous ne sommes pas des mafieux ; nous ! Nous sommes des hommes de Laodicée. Nous sommes riches, savants et justes. Nous sommes le nouveau-monde.



Ivsan Otets


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L’infinie diversité du monde offre pour la première fois à l’homme le moyen matériel de démontrer son unité. Un prétexte de communion universelle […] s’offre à tous […]

Élie Faure à propos du cinéma, dans son Introduction à la mystique du cinéma
cité par S. Zagdanski, La mort dans l’œil, v, fascination.

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Les Tudors

LES TUDORS


SÉRIE TV


Tudors série

Il est fort probable que l’historien professionnel aurait bien des choses à dire quant à la réalité historique dont prétend témoigner cette série télévisée. À n’en pas douter, les aventures du roi Henri VIII d’Angleterre dans une Europe en pleine mutation nous sont relatées ici en tant qu’interprétation particulière, et pour les besoins d’une production cinématographique mondiale. Car les quelques données que l’Histoire a bien voulu nous léguer nous laissent en vérité avec d’innombrables questions. C’est pourquoi les certitudes historiques dont le cinéma veut nous convaincre sont une malice de sa part, laquelle malice est son essence propre. Il convient de rappeler que le cinéma n'est pas un art, mais seulement une grosse usine, et tout réalisateur n'est qu'un simple patron d'industrie ; il fabrique un produit voué au divertissement ou à l'information intellectuelle. Mais son média est trop emprisonné dans la réalité du temps et de l'image, aussi l'esprit le fuit-il, car l'esprit interroge le sens, hors du temps réel et contre l'évidence visible. Et alors que Baudelaire faisait déjà remarquer que « la photographie a été le refuge des peintres manqués », de même, le cinéma est-il le refuge des écrivains ratés devenus scénaristes. Ou encore, comme le dit Stéphane Zagdanski : « On ne fait de bons films qu'avec de mauvais livres. »

Toutefois, il faut reconnaître le colossal travail industrieux réalisé par cette série Les Tudors. Un ouvrage énorme, assommant, tant il nous écrase sous la perfection d'un décor dont la beauté et la diversité des costumes nous font plonger cinq siècles en arrière, dans un autre monde, nous enivrant par l'opium qu'on inhale doucement au narguilé de l'écran. Tout y est beau. L'argenterie et les boiseries reluisent de propreté sous des projecteurs disposés avec minutie. Tout est somptueux. Les vêtements fraîchement repassés et les coiffures sorties des procédés modernes sont d'une esthétique idéale ; les hommes et les femmes à la peau de velours sont d'une perfection digne des meilleures retouches informatiques, etc., etc. Même les décapitations sont belles. Quant aux meurtres des innocents, ils sont si emphatiques qu'on en oublie, non seulement leurs sacrifices, mais on trouverait presque leurs souffrances méritées. Bref, « l'image est hygiéniste ; elle veut se débarrasser de ce qui peut souiller la pureté idéale à laquelle elle aspire. Et l'image est nazie ; car son dessein est une solution définitive de la question du temps, c'est-à-dire l'annihilation de la réalité considérée comme un immense et insupportable rushe d'elle-même[1]. » L'image efface donc le réel pour en créer un faux. C'est ainsi que les nobles du 16e siècle, bien qu'ils étaient sales comme les porcs, avec leurs maladies de peau, leurs poux et leurs odeurs de crasse qu'on masquait sous des couches superposées de parfums… tout cela disparaît par le sortilège du cinéma, ce valet de la technologie. La clique du tyran, avec ses femmes boulimiques de pouvoir, se voit donc affublée de continuelles circonstances atténuantes pour se transformer en une communauté de bonne volonté.

Mais tout cela est de bonne guerre et une telle critique n'a guère de valeur. Le cinéphile arguera toujours, avec condescendance et sur un ton de pitié, ne vouloir que divertir savamment le spectateur, en le flattant d'avoir aujourd'hui assez de recul critique pour faire la part des choses. En vérité, quelque chose de bien plus grave se cache derrière cette esthétique naïve de l'image ! Car c'est précisément la capacité critique du spectateur que le cinéma supprime en l'enchantant par un habile hypnotisme. Bien plus ! ce soi-disant recul critique du public n'existe quasiment jamais en fait ! Et c'est de cette absence que le scénario cinématographique profite. Il s'y glisse et y serpente, atteignant ainsi la pensée de son auditoire pour la modeler selon ses vues. — Imaginez désormais faire un bond de quelques siècles dans le futur, vers l'an 2500 par exemple. Que feront les héritiers de la production des Tudors ? Ils pondront cette fois l'histoire d'Hitler, et, à l'instar de ce taré d'Henri VIII, ils nous feront pleurer sur le sort d'un Führer sanguinaire du 20e siècle, faisant de lui le portrait d'un homme malheureux qui cherchait finalement le bonheur désespérément. De nos jours, un scénario de ce genre conduirait fort justement ses auteurs devant les tribunaux, aussi préfèrent-ils laisser Hitler aux soins futurs de leurs petits enfants. C'est pourquoi ils ont opté pour une histoire vieille de cinq siècles, s'étalant de 1520 à 1550 environ. Le temps laisse ici suffisamment d'espace pour ne plus offenser personne et risquer une attaque frontale. Bien au contraire, le monde s'amusera de l'Histoire lointaine, et l'on pourra faire sortir de l'usine cinématographique un produit hautement rentable : on fera semblant de lire l'Histoire pour mieux oublier ce qu'elle dit.

Durant trente-huit épisodes, on encense donc le roi autocrate, sa noblesse rampante et son clergé de cinglés. On s'agenouille à n'en plus finir devant les « Your Majesty » et les « Your Grace », tandis qu'à force de répétitions ce geste de soumission apparaît vertueux. Et le spectateur est au rendez-vous. Il se délecte. Pourquoi ? Précisément parce qu'il a de nos jours exactement la même attitude obséquieuse devant les nouveaux visages de l'autorité. Il montre au quotidien la même révérence envers ses dominants. Il les envie, il les désire, il veut être introduit dans leur cour royale. Lui aussi veut jouir de leurs pouvoirs : il les aime. C'est ainsi que les politiciens, les banquiers et les riches de toutes sortes, les stars de la musique, du sport et de la télé… sont adorés par un peuple aussi débilitant et aveugle que celui du 16e siècle. Quoi de plus normal si celui qui a dix propriétés, deux jets, quinze voitures et dix serviteurs regarde la masse comme inférieure ? Et qu'importe si le journaliste dont le salaire avoisine 200.000 euros mensuels vient faire sur les ondes sa leçon aux bénéficiaires du RSA ? De même, la star de cinéma au cachet de 500.000 euros n'a-t-elle pas le droit de pleurer sur le sort des pauvres alors qu'elle fait la promotion du film où elle incarne précisément un miséreux ? Et pourquoi le sportif ne gagnerait-il pas 1000 euros de l'heure pourvu qu'il dédie sa victoire à l'ouvrier fatigué ? Eh quoi ! le juge quittant son 300 m2 dans sa dernière Mercedes vient ce matin au tribunal pour mettre à la rue trois familles – n'est-ce pas son droit ? Tous n'ont-ils pas le pouvoir ? Et le pouvoir n'est-il pas si majestueux qu'il nous contraint à lui obéir ? Peut-être fera-t-il de moi un de ses nobles si j'appends suffisamment à l'aimer, à le servir et à lui être fidèle… mais surtout, si je prie les dieux pour lui ! Pour le reste, qu'on envoie au diable quiconque accuse le pouvoir d'être éduqué pour s'élever sur la déchéance de son prochain. Les rois, les nobles et l'église, tout comme les riches et les célébrités d'aujourd'hui, ne courent jamais après le pouvoir, voyons ! Ils ne sont que les humbles serviteurs et le témoignage vivant du glorieux destin de la civilisation – comme l'a été ce roi qui savait si bien décapiter ses femmes.

Lorsque la mort mettra tous les Henri VIII de tous les temps, avec leurs vedettes et leurs puissants, le nez dans le crottin qu'ils nous ont laissé ici-bas, alors qu'ils se servaient des peuples comme marchepied à leur statut, je ne verrai, en ce qui me concerne, aucune raison de ne pas s'en réjouir. Quant aux peuples à genoux, et souriant de surcroît d'avoir eu l'honneur de servir de serpillière aux narcissiques régnants sur le monde, je ne vois rien qui puisse les priver de tremper le nez dans la même soupe. N'ont-ils pas continuellement servi avec zèle les dominations en y sacrifiant leur sang ? Enfin, venons-en aux pires d'entre ces pires. Ceux qui trouvent l'Histoire de ces autorités des plus belles et des plus romantiques, au point de la justifier sous les masques du pédant cinéma ; je ne vois rien qui puisse priver ces gentilshommes du même feu que la mort allumera pour brûler les pellicules de leurs productions cinématographiques. La mort et le mensonge ne sont-ils pas déjà dans l'œil de leur caméra ?



Ivsan Otets

[1] Stéphane Zagdanski, La mort dans l'œil, p. 60.


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[…] le cinéma purge l’être humain de son individualité et de son imagination, assume la poésie dont la littérature possédait auparavant les clés, guérit la vie d’elle-même en transformant le spectateur en engin à visions.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, vii, dévastation.

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Dexter Morgan

DEXTER MORGAN


SÉRIE TV

Dexter série

Le sang ne ment pas pourrait être le slogan de Dexter Morgan. Devenu flic après des études de médecine, il est en effet spécialiste de l’analyse du sang au sein de la police de Miami. Mais pourquoi affirmer que le sang est la vérité ? Simplement parce qu’il est, pour le héros de cette série télé, l’arme par excellence lui servant à démasquer les coupables.
Il y a cependant quelque chose de gênant dans cette passion du sang. C’est le relent amer du dogme de la race pure qui sous-tend tous les épisodes. Nous connaissions le type de flic au grand flair, tels Columbo, ou celui à la volonté de fer, tel que l’Inspecteur Harry, et ceux, très à la mode, qui usent de l’expertise scientifique à n’en plus finir, tels les Experts. Mais l’enquêteur au « sang-seul » est ici fort original. Vous me direz peut-être que je fabule en prétendant discerner dans le scénario l’arrière-goût d’une doctrine de la race pure. Il est pourtant bien question pour ce policier de distinguer le coupable de l’innocent, non plus par ses actes, mais par la nature du sang !

La prise de conscience éventuelle du coupable et l’idée qu’il puisse changer, cela n’est pas envisagé. On nous dit que le coupable est un être irrécupérable, un monstre dont la mort est justifiée. Un être dont l’impureté est impossible à laver. Le mal est dans son sang, dans sa nature. Il est prédestiné à être ce qu’il est sans jamais pouvoir devenir autre. D’ailleurs, l’idée de prédestination des êtres est le fil conducteur de cette série. Une espèce de destin auquel nul n’échappe, un karma déterminé à l’avance fait de l’un, quoiqu’il fasse ou décide, l’être du bien, et l’autre, l’être du mal.

Le ton et donné dès le début avec talent par le thème de la gémellité. Les 2 frères Dexter et Brian sont du même sang, ont la même volonté de tuer, mais l’un est tourné vers le mal et l’autre vers le bien. Le « bon meurtrier » est justifié par la morale, ce qui lui autorisa d’ailleurs à devenir policier. Enseigné par son père qui fut son tuteur, son sang fut donc purifié dès l’enfance par l’enseignement d’un code et de ses préceptes. Cette obéissance parfaite aux lois morales a fait de Dexter Morgan un justicier, un purificateur. Son frère, quant à lui, sans loi et sans père n’a pas été purifié. Il aura le sang impur et sera irrécupérable.

Toute la série est tournée vers cet élan religieux, comme dans l’incognito. Le totalitarisme d’une nature luttant contre une anti-nature va crescendo. Pourtant, voyant combien la justice manichéenne de Dexter Morgan pourrait choquer le téléspectateur, les scénaristes vont sans cesse essayer de convaincre le héros de changer, de rentrer dans le rang. Il se mariera et aura même un enfant. Toujours à la limite de voir démasquer sa vie cachée de justicier sanguinaire, et bien qu’il ne la regrette jamais, étant certain de faire le bien, il va cependant s’épuiser. Aussi tendra-t-il de plus en plus au changement et à la stabilité sociale.
C’est par ce biais que la prédication de l’élection va atteindre son paroxysme. En effet, un Élu ne peut changer, il ne peut résister à l’appel de la Justice. Aussi Dexter Morgan va retomber de plus belle dans sa vocation quasi religieuse. Renversant la situation de soupçon à son égard, les scénaristes vont tuer son épouse pour nous gagner à sa cause, pour que nous réclamions de l’Élu qu’il retourne à son œuvre sans plus jamais se questionner.

Nous voilà bien loin de l’humanité de l’inspecteur Columbo, l’étourdi. Fini son chien de clown et sa voiture d’un autre temps. Fini l’inspiration de sa femme. Fini ses continuelles compassions pour l’homme, même pour le meurtrier. Dexter Morgan est dans un autre monde. Il reflète fort bien ce que nos sociétés sont en train de nous bâtir. Une Justice, non plus seulement mécanique, non plus froide, mais consciemment tournée vers l’idée que juger ne sert plus de punition. Le droit n’est plus là pour élever la conscience du coupable. En effet, la Justice se transforme en un acte naturel par lequel le faible doit mourir. Elle devient totalement dénuée d'âme. Elle se révèle finalement pour ce qu'elle est : une force impétueuse qui ne pense pas et n'œuvre pas pour l’homme, mais pour la nature elle-même. Elle est écologique !

Avec de tels messies, l’humanité n’a plus droit au miracle. Le sang ne ment pas, nul ne peut changer de nature. Il faut éradiquer ceux que l’analyse sanguine déterminera comme races inférieures. Telle est la promesse de ces héros pleins de dextérité, héritiers du nazisme. Ils ont appris à construire leurs camps d’extermination au milieu de nos vies quotidiennes, ils ne s’isolent plus. Ils sont sans honte puisqu’ils sont élus pour que règne la race des justes. — Misère des malheurs misérables.



Ivsan Otets


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Le cinéma serait, affirme l’insensé Epstein, le meilleur moyen de psychiatrisation globale du peuple […]

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, v, fascination.

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Au-delà

AU-DELÀ


LA CONSPIRATION DES MORTS

Au-delà affiche

Avant d’être le dernier Eastwood, Au-delà est en réalité le titre du livre écrit par la journaliste de France 2 que Cécile de France interprète dans ce film. Celle-ci, après avoir frôlé la mort et vécu une expérience intérieure troublante, va perdre son statut de star médiatique puis deviendra, dira-t-elle, « victime de l'étroitesse d'esprit » de son entourage incrédule devant son témoignage. Après une brève enquête d’une poignée de semaines, elle rédige un livre et rend compte de son accident : « J'étais connectée à un autre monde, un lieu où régnait la paix et la tranquillité. » Et bien qu’elle écrive ne pas encore comprendre véritablement ce qu’elle a expérimenté, elle s’empresse de conclure : « Il paraît évident que la route sera encore longue avant que nous soyons enfin capables d’aborder la mort et ce qui fait suite avec un minimum de bon sens. »

On se moque ouvertement de nous ! Car à l’instar de leur journaliste parisienne faisant la promotion de son livre, Eastwood et son scénariste ont fait une enquête de collégien sur les cas de mort imminente. Étant dès lors en phase avec ce nouveau marché des opiacés religieux, ils nous présentent une histoire habilement vendeuse mais guère plus profonde qu'une comptine pour bambins. En effet, voyant que ce thème est largement à la mode dans notre siècle en recherche de spiritualités ingénues, ils se sont empressés de produire un film dont il est certain qu’il les a autant enrichis qu’il a appauvri le sujet si sérieux de la mort. La route sera longue avant que nous soyons capables d’aborder la mort avec un minimum de bon sens, nous disent-ils. C’est ici le vœu de la mort ! non celui de la vie, elle qui est si riche, si chamarrée, et emplie de contradictions à épuiser le meilleur des bons sens. Face à l’Histoire philosophique et religieuse, avec ses innombrables ouvrages et ses vies entières consacrées à traiter le sujet, voici qu’une clef nouvelle a été révélée aux ouvriers de la caméra, et cela, après quelques renseignements glanés ici et là sur les expériences paranormales : « Il faut aborder la mort avec du bon sens ! » Pour dire une telle ânerie, il est certain qu’ils n’ont rencontré qu’une mort raisonnable, ou plus exactement, conforme à leur raison, c’est-à-dire à leurs intérêts. La mort se rit bien d’eux, tout autant qu’elle trompe le spectateur s’extasiant devant ce mot qu’elle leur a suggéré — tant elle est rusée. Quiconque aborde la mort avec « bon sens » fait très exactement ce que celle-ci attend de lui pour le vider de son sang. Car, s’il est une chose raisonnable, c’est bien la mort, elle dont la certitude est incontestable à notre raison qui s’y soumet lâchement. Et s’il est un être déraisonnable, c’est bien cet Homme qui s’est mis en tête, tel un impie et un rebelle, de tuer la mort, ainsi que son maudit bon sens et son inflexible et rigide évidence.

Le film « Au-delà » doit être regardé dans la ruse qu’il contient, c’est-à-dire en liant le début à sa toute fin. Dès la dixième minute, George Lonegan (Matt Damon), ce médium devenu simple ouvrier après avoir cessé ses pratiques occultes, accepte exceptionnellement de donner une séance à un ami de son frère. L’homme en question est d’origine grecque et s’appelle Christos, c’est-à-dire Christ. Nous apprenons que son épouse décéda à l’âge de cinquante ans, après une longue maladie. Et ce que va « révéler » le médium, c’est que Christos était amoureux de l’infirmière qui s’occupa de sa femme durant quinze années, mais qu’il ne le révéla à personne tant il se sentait coupable. Or, cette infirmière s’appelait June, qui correspond à l’épouse de Zeus dans la mythologie grecque, soit donc, la reine dans le ciel. Le discrédit est donc d’emblée jeté sur le Christ. D'une part, l’église chrétienne y est vue comme moribonde et malade, c'est June, l'épouse ; tandis que le Christ, soupçonné d’aimer secrètement depuis longtemps les cultes païens, se voit désormais obligé de passer le relais aux sciences occultes pour donner des réponses à l'humanité quant à l’après-vie : c'est la visite de Christos auprès de George le médium. Une courte scène mettra d’ailleurs en exergue l'incapacité ecclésiastique à questionner les morts. En effet, lors de l’enterrement du jeune Jason, son frère Marcus n’obtient aucun éclaircissement de la part du prêtre catholique ; la cérémonie sera expédiée sans authenticité, tandis que le prêtre congédie Marcus et sa mère, conformément au temps imparti pour un tel service religieux. Le christianisme est ici réduit à la va-vite au simple exercice administratif d'une église monnayant la mort sans la questionner réellement ; il est mis en porte-à-faux par rapport au médium, lui qui sait faire parler la mort, offrant à celui qui cherche avec inquiétude, tel le jeune Marcus, une réponse à la disparition d'un proche.

Bref… il faut remplacer le couple Christ-Église par un nouveau couple capable d’apporter des réponses individuelles et intelligibles concernant la mort et l’après-vie. Un couple spirite capable de consoler les vivants sans les angoisser, de leur faire entendre un discours lénifiant sur le trépas des vivants, de prononcer des paroles pleines de bon sens, des mots de bonheur et non de malheur ; un couple qui rend enfin plausible une vie post-mortem tant elle devient bienheureuse pour tous ! Un couple sans religion, et bien que hautement moral, disposant d'une théorie aussi simple qu'alléchante et à la portée de tous ; une doctrine qui prend bien soin d’éluder tous les problèmes liés aux conséquences de nos choix, à la justice et à la conscience. « Voyons monsieur, nous rétorquera-t-on, l’homme moderne en a fini avec la culpabilité, il est un sage, il ne mérite que la béatitude éternelle, il en a fini avec ces antiques religions qui lui reprochent continuellement de ne pas incarner une justice parfaite. »

Ce nouveau couple apparaît à la fin du film, alors que George, le médium américain, et la journaliste française, s’embrassent dans un amour naissant et romantique. Voici le couple moderne ! Il est ouvert sur la réalité raisonnable des sciences de la mort, une science simple et qui s'acquiert sans effort : il suffit de voir la mort comme une super-vie, et non plus comme la fin du vivant. C'est la conspiration des morts sur les vivants en réalité. Est-ce utile de vous donner le prénom de la journaliste que joue Cécile de France ? Je pense que tous auront compris la nécessité qu'a eue le scénariste de l’appeler Marie : la boucle est bouclée.

Si en grande partie l’Église récolte ce qu’elle a semé, elle qui se vautre sur toutes les couches religieuses et mystiques depuis des siècles… en revanche, faire la leçon au Christ montre combien les craintifs de l’au-delà ont besoin d'oublier hypocritement que le christianisme établi n'est pas la personne du Christ. Eux qui se vantent de pouvoir faire parler votre ancêtre, pourquoi ont-ils si peur d'interroger le Christ ? En vérité, s’il est une chose devant laquelle la mort ne peut plus parler et son au-delà est rendu muet, c’est bien le tombeau vide du Christ ! L’au-delà a besoin de tombeaux remplis pour faire entendre ici-bas la voix rauque de ses morts. C’est pourquoi la vérité dernière du Nazaréen est déroutante et déraisonnable, tel l’écho inaudible de son tombeau vide ; et la plus puissante expérience, la plus intime conviction suggérée à l’homme assoiffé de se rassurer, ne sauront jamais rendre compte de l’après-vie du Christ. En effet, pour ce dernier, il n’y a pas d’après-vie, il y a la Vie-à-venir sortant hors du bon sens de la vie présente ; car ici-bas, ce n’est pas la vie, aussi n’y a-t-il pas d’après-vie à cette vie présente qui n’est pas encore la vie, mais seulement l'ombre de la mort.



Ivsan Otets


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L’infinie diversité du monde offre pour la première fois à l’homme le moyen matériel de démontrer son unité. Un prétexte de communion universelle […] s’offre à tous […]

Élie Faure à propos du cinéma, dans son Introduction à la mystique du cinéma
cité par S. Zagdanski, La mort dans l’œil, v, fascination.

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Dernier duel

L’ÉPÉE DE LA PROPAGANDE


LE DERNIER DUEL
DE RIDLEY SCOTT


Dernier Duel Akk
I - Toute image est maudite

Si vous envisagez de regarder le film de Ridley Scott, Le dernier duel, sachez qu‘il vous faudra supporter l‘irradiation de sa propagande durant deux heures et demie ! Armez-vous donc d’un esprit qui discerne, finement, hautement et profondément. Il vous protégera tel un pavois royal. Car l’engeance cinématographique est une race de bêtes vicelardes autant que savantes. Elles dissimulent dans leurs scénarios de multiples bactéries et de puissants virus dans le but de vous métamorphoser en une cervelle-œil. La preuve en est de ces milliards de brebis nourries par le cinéma et qui désormais ne pensent qu’avec les yeux.

Je rappelle en effet que le cinéma n’est pas un art. Le cinéma est l’Industrie du divertissement. Une industrie indispensable. Bien plus, car cette industrie est en vérité un corps d’armée. Le plus terrible qui soit au sein de cette force par laquelle les populations sont gouvernées : la Propagande. L’Industrie Cinématographique est un Général d’Armée des Forces de la Propagande. Son pouvoir est en cela presque total, car si d’autres Généraux lui sont égaux, il n’existe qu’une seule puissance supérieure devant laquelle l’Image se doit de mettre genou à terre. Je parle bien sûr de la force-Reine : l’Argent.

Mais pourquoi les Techniques de l’Image sont-elles devenues si redoutables en entrant dans la modernité ? Parce qu’Homo festivus – en référence à Philippe Muray – est totalement incapable de lire l’Image. Sous toutes ses formes. Que l’Image soit télévisuelle, publicitaire, ou bien sûr cinématographique. C’est pourquoi Homo festivus, cet homme vendu à la fête, engendré par la fête et fait pour la servir, cet homme drogué à la jubilation, cet homme-là boit l’urine et mange l’excrément de la Propagande dans les auges du cinéma — en se délectant ! Étant absolument inapte à décrypter l’image, il mange donc de la merde, qu’il regarde comme un plat délicieux et artistique. Le plus tragique dans ce geste est qu’il puise dans cet aliment une véritable énergie vitale pour animer son existence d’Être-jubilant. C’est-à-dire que son corps, son être même a été transformé. Pour le dire autrement rappelons cette citation très petite-bourgeoise de Cocteau, souvent mentionnée avec complaisance pour glorifier l’industrie cinématographique : « Le cinéma est l'écriture moderne dont l'encre est la lumière ». S’y retrouve le parallèle entre lire un livre et regarder un film. Or, un lecteur ne comprend pas que sa capacité à lire sert le plus souvent d’arme de propagande contre lui-même. De même, le spectateur ne sait pas que les Images lui sont prodiguées contre lui-même, afin qu’il s’auto-dégénère – parce qu‘il les lit sans les lire ! Parce qu’il « entend sans comprendre et regarde sans voir » (cf. Mat. 1314-15). L’Évangile l’a dit, d’autres l’ont dit avant ; voilà plus de deux millénaires que de multiples anonymes, des penseurs et des inspirés l’ont dit. Ça ne sert à rien. Les hommes adorent être enfumés par la Propagande. Car ils veulent croire que la Propagande accouchera de ses promesses. C’est leur consolation. Certes, la Propagande les dévorera, mais le plaisir d’être dévorés par les dieux de l’Image les fait tellement jubiler qu’ils se moquent de finir en matière fécale dans les latrines de leurs Maîtres. Assurément, tous les travailleurs du Monde de l’Image, le Cinéma en tête et son premier avatar qu’est le Journalisme moderne, sont des égoutiers. Car la matière qu’ils traitent est réellement la merde du monde : l’Image.

C’est pourquoi toute communication par l’Image est une communication maudite. Et la parole la plus percutante sur ce point est le fameux : « Car c’est par le fruit qu’on connaît l’arbre. » (Mat. 1233). En effet, qu’est ce que « le fruit » ? Pour le monde hollywoodien ou journalistique, et pour le diabolique plus généralement – le fruit, c’est l’Image avec sa puissance de conviction – c’est l’action en somme. Pour l’inspiré, le fruit, c’est lire ce que l’esprit distille, c’est essentiellement discerner le propos, ce qui sort de la bouche – le verbe en somme. Ce sont deux mondes qui s’affrontent ici. L’un est celui de la non-foi et l’autre celui de la foi. Notre réalité, ce monde de la preuve où brillent les éboueurs de l’image tel que Ridley Scott, c’est celui où la confiance a été crucifiée, où il n’est nul besoin d’aimer, où l’esprit n’est plus, où le dieu-Image règne et transperce tous les doutes de ses attestations visibles. La philosophie de Kierkegaard a exprimé cela de manière brillante dans les deux citations suivantes : « L’Esprit est la négation de l'immédiateté directe » et : « L’impossibilité de la communication directe est le secret de la souffrance du Christ ». Plus vous communiquerez directement, par l’image, plus vous tuerez l’esprit en vous et plus vous remplacerez l’Amour par l’Adoration, par l’applaudissement médiatique. Car aimer, c’est le fait d’avoir confiance en une parole donnée, sans nul besoin de preuve par l’image. Et c’est précisément une chose inconnue à l’image, à la preuve scientifique qui est son pendant et à la dogmatique en général. C’est un monde qui leur est étranger, qui leur apparaît même dangereux parce qu’il ne s’appuie pas sur une immédiateté directe, sur une dualité claire et tranchante. C’est pourquoi le porteur d’images, de preuves, de formules exactes ne peut être aimé mais seulement adoré tout comme on adore le Bien et qu’on hait le Mal. Tel est le dieu-Image, lequel récompense en abondance ses serviteurs en les honorant de ses Palmes d’or. Un or maudit parce que son essence est l’Adoration, tandis que croire sans preuve à la parole de son ami, c’est l’aimer, c’est être délivré de ce maudit statut d’adorateur.

II - Malicieuse Interactivité

Concernant le film qui est l’objet de mon propos, je ne reviendrai pas sur sa narration à proprement parler, si ce n’est pour la compréhension de ce que je désire affirmer. De plus, je ne crois pas que je serai compris puisque je veux essentiellement parler de ce que la majorité des spectateurs ne voit pas : le poison. Le narcotique toxique de Dame Propagande. Assurément, il est injecté à l’aide d’une seringue indolore et hypnotique, c'est-à-dire que la seringue cinématographique est riche en termes de talents techniques et de charismes divers. Le visionnage est de fait plutôt plaisant. La production enfile des perles d’images, de sons, de costumes et de personnages sur un joli collier, et vous présente le tout comme une histoire intelligente et bien sûr interactive. Le spectateur ne suspecte rien. Le film est son ami !

Tout d’abord, sachez que la narration est faite de sorte que vous regardiez et entendiez la même histoire trois fois. Car on vous fait participer et on vous convoque pour que vous donniez votre avis. En effet, il est question d’un procès qui eut lieu au XIVe siècle et dont il est impossible aujourd’hui de dénouer toutes les contradictions qu’il comportait alors. Il est impossible de connaître définitivement ce qui s’est réellement passé ! Le scénario va donc vous exposer les faits et vous inviter à juger, à produire votre propre verdict. C’est bien sûr un piège, le piège classique de l’interactivité comme diversion. Puis, in cauda venenum, dans la queue le venin ! On vous injecte par derrière ce que l’on veut que vous pensiez.

III - Un faux « Dernier duel »

Voici donc. Jean et Marguerite, mari et femme, entament une procédure judiciaire contre Jacques. Le couple accuse avec véhémence Jacques d’avoir violé madame. Mais ce dernier le nie de toutes ses forces. Quant aux autorités, elles ne parviennent pas à juger l’affaire à cause de l’absence de preuves incontestables. Après auditions et enquêtes, le flou demeure. Le puissant comte d’Alençon qui protégeait Jacques ne peut lui-même rien faire car il doit se soumettre au Roi et au Parlement de Paris. Enfin, ces derniers ordonnent de s’en remettre à Dieu ! Il y aura combat à mort entre Jean et Jacques. Le vainqueur sera celui que le ciel désigne comme ayant dit vrai. Et si Jean est tué, son épouse sera elle aussi mise à mort pour avoir calomnié un chevalier. Et pour exciter encore plus l’emprise du scénario sur le spectateur, la production suggère que ce fait historique fut réellement Le dernier duel judiciaire dans l’Histoire de France ! D’où le livre d’Eric Jager, Le Dernier Duel : Paris 29 décembre 1386, dont s’inspire le film.

Dans ce livre, on découvre néanmoins que cela n’est pas vrai. Car l’auteur nous apprend que si le Parlement de Paris n’autorisa plus par la suite les demandes de procès par combat, pendant un siècle au moins la pratique des duels judiciaires se poursuivit dans des régions de France qui échappaient à la juridiction du Parlement : en Bretagne, ou dans les Flandres sous contrôle bourguignon, comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe où persista le procès par combat, particulièrement en Grande-Bretagne. Eric Jager nous dit par exemple que c’est seulement en 1819 que le procès par combat fut interdit en Angleterre, 433 ans après l’histoire qui nous est contée ! Le procès par combat entre Jean de Carrouges et Jacques le Gris ne fut donc pas le « dernier duel ». Des dizaines d’autres eurent lieu après lui, en France et dans toute l’Europe. Il s’ensuit que le film, par son titre même, commence et repose sur un mensonge. C’est un « duel », certes, mais ce n’est pas le « dernier ». Or, c’est précisément sur cette idée de « dernier » que toute la propagande du film fait reposer son propos. Il s’agit en effet de dire que notre actualité est la scène du « dernier » combat alors que nous entrerions dans une ère nouvelle et inédite.

IV - La propagande commence par le viol de l’Histoire

Nous voici donc entraînés à suivre l’enquête d’un procès. C’est pourquoi le film nous expose l’histoire 3 fois, selon 3 points de vue : celui de Jean, celui de Marguerite, et celui de Jacques. Il faut y passer si nous voulons, nous aussi, prononcer notre sentence personnelle, comme Dieu le fera à la fin, lors du divin climax. Le spectateur patiente donc, avec courage. Et il patiente d’autant plus qu’il sait que la récompense viendra puisque le film est introduit par cette promesse : ne crains pas, tu assisteras au combat final ! Le duel sera donc d’autant plus délicieux qu’il se sera fait attendre. Mais surtout, et la clef est là. Le spectateur ayant eu tout le temps pour construire son verdict, il sera alors en droit : soit d’être en accord avec Dieu, soit de L’accuser d’injustice et finalement de Lui ôter le droit de juger.

Pour ce qui me concerne. Je me moque totalement de savoir « La Vérité ». Je n’entre pas dans ce jeu débile d’interactivité pour gosses à qui on prétend conter l’Histoire pour mieux les manipuler. Et je me moque même que l’auteur du livre, Eric Jager, par intime conviction, penche plutôt pour donner foi au témoignage de Marguerite. Qu’il se trompe totalement, ou en partie, ou que le film ait raison en soutenant le parti de Jacques, je m’en contrefous ! Une seule chose m’intéresse : je veux entendre ce que ces Hollywoodiens pervers veulent réellement nous dire. Ce qu’ils veulent injecter dans notre tête. C’est pourquoi il me plaît de leur botter le cul et de les déloger du lieu où ils se cachent, là-bas, derrière leur mécanique habituelle du jeu infantilisant mille fois écrit : « Es-tu pour Jean ou pour Jacques ? Ou peut-être pour le couple Marguerite-Jean ? Ou encore pour le couple Marguerite-Jacques ? »

En vérité, ces crapules d’industriels du cinéma occidental, et surtout « extrême-occidental », prétendent lire la problématique telle qu’ils vous la présentent. Mais c’est faux. Ils mentent encore. Lorsqu’ils affirment, eux aussi, faire partie des jurés, réfléchir au verdict, c’est uniquement pour vous convaincre de les rejoindre, pour que vous acceptiez ce rôle et pour, de là, vous manipuler. Car en eux-mêmes, intimement, ils ont totalement remanié la lecture de cette histoire pour faire porter le fond du problème absolument ailleurs. Ils ne sont pas dans la salle des jurés avec vous. Ils ne jouent pas à leur propre jeu. Ils sont ailleurs. Le supposé viol, les difficultés de Jean, l’ambition de Jacques... Ils s’en moquent.

Eh oui, eux aussi se foutent totalement de savoir si Jean a forcé son épouse à mentir pour régler un compte personnel, une sorte de jalousie qu’il aurait eue à l’encontre de Jacques et de son protecteur le comte d’Alençon ; ou encore, si Marguerite a dit la vérité alors même que son mari s’apprêtait à devenir un héros sacrifié pour son aimée outragée, etc. Pff ! Ridley Scott et sa clique – N. Holofcener, M. Damon, A. Driver, B. Affleck, J. Comer – se fichent éperdument des multiples « versions de vérité » qu’ils vous demandent d’imaginer en vous honorant de la robe de juge ! Ils font simplement semblant d’être juge et jurés avec vous. Ils simulent d’être fraternellement à vos côtés, pensant et délibérant avec vous. Mais en vérité, une seule chose les intéresse : que vous pensiez le Monde comme eux le pensent !

Et pour cela ils vont bien sûr tordre les personnages à leur guise. Ils vont leur impartir le caractère et la vision du monde nécessaires de sorte que ces figurines – leurs poupées vaudou – viennent briser vos défenses intellectuelles puis triomphent de vous. C'est-à-dire qu’ils ont contraint l’Histoire muette de ce XIVe siècle à dire ce que l’épée de leur Propagande déclare qu’elle doit dire. Car ils ont mis dans sa bouche leurs propos et ils lui ont donné leur langue. La chose est sérieuse, sacrée même, doctrinaire comme pouvait l’être un bolchevique en 1917. Ces hommes-là ne jouent absolument pas. De fait sont-ils plus dangereux même qu’un fanatique religieux, car ils sont convaincus que l’Histoire, à travers leur capacité démiurgique de cinéastes, parle réellement de nouveau. Oui, oui ! Ils sont convaincus d’avoir réussi ce prodige : faire parler un muet mort depuis 635 ans grâce aux figurines magiques du cinématographe.

Et ce qu’ils désirent, bien sûr, c’est que vous entendiez et soyez convaincus du discours qu’ils arrachent à l’Histoire grâce au génie enivrant du cinéma, ce prodigieux forceps qui donne littéralement vie à des chimères qu’il s’est lui-même façonnées. C’est pourquoi ils vous placent là, sur le banc des jurés, pour écouter l’Histoire et surtout entendre, en fond, ces poupées qu’ils ont soigneusement habillées vous chanter un prodige qui n’existe pas, un prodige qui n’existe que dans leurs cerveaux. Ils veulent finalement que vous deveniez, comme eux, un violeur de l’Histoire. Car il s’agit bien de violer une Histoire qui n’a pas voulu dévoiler ses secrets, pour lui donner l’ordre, ensuite, de les reconnaître, eux, les propagandistes, comme Père de l’enfant-monde d’aujourd’hui. Cet enfant qu’une morte leur a enfanté dans une salle obscure. On savait le monde du cinéma, de ses acteurs, techniciens, réalisateurs, scénaristes, producteurs, musiciens... baignant dans la pédogenèse, que j’explique plus bas. Les voici de nos jours versant dans la nécrogenèse.

V - Robert de Thibouville vendu aux Anglais

Permettez-moi désormais de m’arrêter quelques instants sur un personnage qui n’apparaît que subrepticement bien qu’il soit l’un des murs porteurs du scénario. C’est le père de Marguerite, Robert de Thibouville. Ce dernier est présenté comme ayant été un traître dans le passé. Mais au moment où se déroule notre intrigue, il avait déjà été pardonné par le roi nous dit-on. De sa supposée trahison, on ne nous dit qu’une seule chose : il serait passé du côté anglais ! Tiens donc, « l’homme a une âme d’Anglais... » Pff ! Un tel résumé historique est typique des propagandistes qui ont tellement besoin de métamorphoser l’Histoire au service de leurs dogmes. C’est grossier, c’est vicieux, c’est mensonger et manipulateur. C’est vomitif. Car c’est ignorer La Charte aux Normands de 1315. La Normandie se trouve en effet, économiquement parlant, entre la Manche et la Seine. Les propriétaires fonciers ont donc des possessions des deux côtés de la Manche. C’est pourquoi ils se sont regroupés en clans solidaires afin d’obtenir que la Normandie ait une large autonomie. La Charte offrait à la Normandie des garanties en matière juridique, fiscale et judiciaire, mais étant régulièrement violée, elle deviendra alors le symbole de la contestation normande. Comme des dizaines de nobles normands, Robert de Thibouville défendait cette autonomie à l’aide des jeux politiques habituels. Il se rangea par exemple dans le camp de Charles de Navarre, prétendant au trône de France, puis fut pardonné en 1360 avec trois cents autres rebelles normands.

Autre détail délicieux lié à Robert de Thibouville : la dot de sa fille.

I. Le film nous dit que Jean voulait que la dot inclue la riche terre d’Aunou-le-Faucon et que le père de Marguerite accepta sans trop discuter.

II. Le film nous dit que le comte d’Alençon envoya Jacques, qui travaillait pour lui, auprès de Robert de Thibouville afin que ce dernier honore ses dettes. Devant l’insolvabilité de Robert, Jacques réclame à « l’ancien traître » la terre d’Aunou-le- Faucon. Jacques accomplit donc son travail pour le Comte.

III. Le film nous dit que le Comte donna cette terre à Jacques pour le remercier de sa perspicacité, mais aussi, semble-t-il, comme signe de leur accointance. Ainsi donc, lorsqu’ensuite Jean, marié, ouvre un procès pour récupérer cette terre, nous sommes naturellement prompts à le défendre tant l’injustice nous paraît évidente.

C’est un piège. Le djinn d’Hollywood nous met un coup de coude afin que nous pleurions sur Jean, mais surtout, afin que nous maudissions Pierre d’Alençon et tout ce qui touche a la réalité française. En réalité, les faits relatés sont fort inexacts.

C’est en 1378, nous apprend Eric Jager, deux ans avant le mariage de Jean, que « le comte Pierre combla Le Gris de ses largesses : il lui offrit un domaine vaste et précieux, Aunou-le- Faucon, qu’il venait lui-même d’acquérir récemment. Ce cadeau dédommagea Le Gris pour services rendus, notamment la somme étonnamment élevée qu’il venait de prêter. [...] Quand deux ans plus tard Jean se rend compte qu’il aurait pu lui-même acquérir ce fief comme partie de la dot de sa femme, il porta l’affaire devant les tribunaux. » Il conteste donc la vente d’Aunou-le-Faucon alors que son acquisition ne se fit absolument pas dans l’esprit mafieux que le film suggère. Sachant cela, le spectateur aurait alors trouvé Jean de mauvaise foi et le comte d’Alençon dans son droit.

VI - Vive l’Angleterre et à bas la France !

En déformant ainsi la biographie de Robert de Thibouville la puissance hollywoodienne nous souffle que Marguerite a reçu des valeurs et une éducation particulières grâce à son père. Elle est donc différente des autres femmes de la noblesse française. Elle sent l’Angleterre ! C’est la raison pour laquelle elle sait lire et qu’elle est intelligente. Elle va, ainsi, gérer le domaine de son mari avec talent. Elle va le redresser, car la gestion de Jean était pitoyable, elle va même le faire prospérer. Elle est finalement comme Jacques, car lui aussi a le savoir et l’intelligence pour prospérer, pour faire des affaires, et même pour réussir politiquement. Jacques sait lire, écrire et il a appris à tenir des comptes. Il sait même le latin !

Quant à Jean, lui. Il est de vieille tradition. Il n’a pas évolué. Il est presque barbare. C’est un guerrier. Il ne se sait pas lire. C’est pourquoi il est au bord de la faillite tant il n’a aucune capacité à faire fructifier ses biens. C’est un idiot, presque un attardé mental. Il traite d’ailleurs sa femme comme un bien, comme une propriété. Lorsque Marguerite lui apprend le viol, sa réaction est celle d’un mâle des cavernes : « Venez, je ne permettrai pas qu’il soit le dernier homme à vous avoir touchée ! » Marguerite devra obéir et subir finalement, dans la même journée, un second viol de la part de son mari. Soit donc, si elle ne parvient pas à lui faire d’enfant, c’est fort simple, c’est parce qu’il l’empêche de s’épanouir. Le médecin ne s’y trompera pas. Car en constatant que Marguerite n’enfante pas, il lui demande expressément si elle a du plaisir sexuel lors de ses rapports avec Jean. C’est un point essentiel qui sera même publiquement rappelé lors du procès puisqu’il est un élément crucial de la sorcellerie scénaristique.

Bref, c’est certain, Marguerite est délicate, fine, et intellectuellement puissante. Elle est tout le contraire de Jean ! Pourquoi ? Parce qu’elle a reçu de son père une éducation tournée vers l’Angleterre ! Une éducation tout en modernité ! Quant au conflit qui oppose Jean à Jacques, c’est un conflit injuste pour Jacques car ce dernier est loyal et n’a jamais renié l’amitié qu’il a pour Jean, il est seulement victime de son extraordinaire réussite et de la jalousie qu’elle suscite chez Jean. C’est le vieux schéma du « winner contre loser » qui plaît tant aux Anglo-Saxons.

Les deux partis opposés que le film nous décrit en prétendant suivre la ligne historique sont en vérité totalement différents de leurs postures narratives apparentes. Derrière le rideau, voici comment le scénario envisage le véritable duel : d’un côté se trouve la modernité et le monde à venir, où l’on retrouve l’élégance, le talent, l’audace, le pragmatisme honorable, et bien sûr la liberté face aux mœurs ancestrales. Ce parti est représenté par Marguerite, par Jacques et par les terres d’Angleterre comme matrice de cette réalité qui vient ! De l’autre côté se trouve le monde moribond des âges sombres, un monde sexiste et religieux. Il est représenté par Jean de Carrouges, par le comte d’Alençon et par le Roi de France, un gamin de 18 ans. Il est fait de rudesse, d’ignorance, de la rancœur des perdants et de leur hypocrisie politique où des prédateurs et des mafieux obtiennent le pouvoir par la guerre et le chantage. Enfin, ne vous étonnez pas si le début du narratif vous poussait à avoir une certaine empathie vis-à-vis de Jean alors qu’il est petit à petit dépeint comme nauséeux. Ce procédé est classique. Il est constitutif d’une propagande de haut niveau qui cherche toujours à créer des troubles dissociatifs chez l’individu pour faciliter ensuite sa prise en main et sa réification.

VII - Le violeur est le véritable époux

Le second événement intéressant à propos de la poupée « Robert de Thibouville » concerne la dot de Marguerite et plus particulièrement la terre d’Aunou-le-Faucon. La chose est ici plus subtile. Je veux parler, rappelez-vous, de cette terre que le film donne à Jacques avec deux années de retard. Le film fait donc croire que la dot provoque une sorte de conflit métaphysique par lequel une force sans nom viendrait contester à Jean la main de Marguerite. En effet, le déplacement chronologique mensonger organisé par les alchimistes du scénario vise ici trois choses. La troisième étant la plus importante.

I. Faire passer le comte d’Alençon pour un noble indigne qui colle parfaitement à l’image mythique d’une cour royale déviante et criminelle.

II. Montrer que Jean est moralement affaibli en devenant le gendre d’un ancien traître, non par dignité ou conviction, mais par un intérêt uniquement égoïste. Un double intérêt d’ailleurs, car si Jean veut une dot, c’est parce qu’il est au bord de la faillite. Hélas, la meilleure part lui glisse finalement entre les mains. Mais Jean veut aussi un héritier, et donc le ventre d’une femme, alors que les sentiments et le couple sont des concepts qu’il ignore. Et là aussi il échoue puisque Marguerite ne parvient pas à lui donner d’héritier. De plus, si la dot retombe en partie dans les mains de Jacques, cet ami dont il convoite la réussite, c’est par une sorte de contingence presque métaphysique.

III. Affirmer que Jacques est un gestionnaire de talent à qui la Providence donne ce qu’elle retire à deux hommes indignes : Jean et le Comte. De plus, en lui donnant cette Terre d’Aunou le Faucon la providence est en train de prophétiser ! Car Jacques, reçoit la plus belle part de la dot de Marguerite et devient en quelque sorte un mari virtuel. Un mari que les aléas de l’existence sont en train de légitimer ! Il pourra donc perpétuer l’œuvre de Robert de Thibouville. Il ne lui reste qu’une chose à faire, et réussir où Jean a échoué : donner à Marguerite le plaisir de la fécondité.

VIII - La Rencontre

Marguerite et Jacques se rencontrent lors d’une festivité de la noblesse normande. Et le court entretien qu’ils ont est lumineux. Ils vont communier intellectuellement et partager leur goût pour l’élégance et la lecture. Un bref mais typique jeu de références littéraires, que l’on devine codé, nous est alors servi. Le Roman de la Rose est critiqué tandis que Perceval ou Le Conte du Graal est exalté. Le spectateur pourra entendre ici un rejet de la latinité française au profit de la très celtique « matière de Bretagne » – lire Grande-Bretagne[1]. Leur joute culturelle est même émaillée de commentaires en allemand qu’ils s’échangent à propos de Jean !

Ainsi donc, la rencontre est une rencontre d’amour. Marguerite ne le voit pas encore, mais Jacques le sait. C’est pourquoi il conclut par cette phrase prophétique, supposée parler de Perceval et de Jean, mais en définitive parlant de lui et de cette brillante femme qui est animée du même esprit que le sien : « Il sait ce qu’il désire et ne renonce jamais à son objectif. Les grands esprits se rencontrent. »

IX - Le Procès

Lorsqu’enfin nous assistons au Procès, Marguerite est cette fois seule face aux hommes de loi et aux religieux. Et l’on apprend ce fait extraordinaire. Elle est enceinte :

— « Voilà 5 ans que vous êtes mariée et vous n’avez pas porté d’enfant, pas d’héritier pour la famille. Et pourtant, vous voilà exactement 6 mois après l’incident dont vous vous plaignez, et vous êtes grosse de 6 mois. [...] Prenez-vous plaisir à copuler avec votre époux ? Vous devez savoir que vous ne pouvez concevoir un enfant si vous ne goûtez pas au plaisir. Un viol ne peut être l’origine d’une grossesse, c’est ce que dit la science. Vous permettrez donc à la Cour de se demander si après cinq années de vie maritale, votre grossesse est une coïncidence. Soyons lucides, en admettant que vous nous dites la vérité et que ce fâcheux incident ait bien eu lieu, peut-être l’avez-vous apprécié plus que vous ne pouvez le reconnaître. »

— « De grâce, répond Marguerite, expliquez-moi comment un viol pourrait procurer du plaisir ? »

— « Avez-vous éprouvé du plaisir, répondez simplement. » insiste enfin un religieux.

— « Je n’ai éprouvé aucun plaisir » répond fermement Marguerite.

Puis vient l’énoncé du supplice qu’elle devra subir si Jacques gagne, car elle serait alors condamnée pour faux témoignage. Elle serait donc déshabillée, tondue, puis brûlée vive.

C’est à cet instant que Jacques décide de se sacrifier ! Il décide à cet instant qu’il lui faut perdre, qu’il donnera sa vie afin que Marguerite ne connaisse pas un tel sort. Car c’est lui, Jacques, le véritable martyr, la figure christique. Non pas Jean.

X - La minute magique : une apologie du viol

Tout se dévoile subrepticement dans la dernière minute du film. Une minute magique. Ridley Scott et son équipe masquent à peine ce qu’ils pensent. Pour celui qui sait entendre est enfin identifié ce poison qui est injecté au spectateur durant 150 minutes.

Marguerite est seule, en une belle journée de printemps. Haha ! il fait enfin beau temps. Elle est sur ses terres. Elle observe son enfant, tout en rêvassant. Et voici, soudain. Enfin ! Elle se rappelle… Elle se rappelle le plaisir qu’elle a eu avec Jacques, le père de cet enfant qui lui sourit. Car le film crie tout bas que l’enfant est de Jacques. C’est pourquoi la narration instille sans discontinuité que le viol est d’abord certain et que la fusion d’âme entre Marguerite et Jacques est pareillement certaine. Soit donc, l’héritier des Carrouges à qui reviennent les Terres de Carrouges est l’enfant de Jacques.

Puis on nous dit que Jean de Carrouges meurt en Croisades quelques années plus tard. Que Marguerite de Carrouges vécut 30 années de bonheur et de prospérité en tant que maîtresse du domaine de Carrouges et ne se remaria jamais. Le fils de Jacques pourra donc être éduqué sans limites par sa mère selon l’esprit anglais, avec les mythes de la Table ronde et du roi Arthur.

Il est évident que les deux figurines principales ont été soigneusement sculptées par ce vieil oiseau de Ridley Scott. L’homme né à deux heures d’Édimbourg, à Newcastle, a quelque chose de précieux à nous dire dans ce choix. Tout est en filigrane. C’est une habitude chez lui. Lorsque dans son Exodus, l’histoire de Moïse, il nous habille le Dieu juif Yavhé tel un petit enfant, un enfant si prodigieux que l’adulte apparaît déficient face à lui, c’est tout le discours sur la « néoténie » qu’il nous lance au visage, ce rêve des hommes à imiter les organismes qui conservent l'état juvénile à l’âge adulte et qui peuvent même se reproduire sexuellement. La néoténie est une appétence précieuse au cœur d’Hollywood. C’est une volonté d’éternelle juvénilité, qui suppose donc une pratique de la pédogenèse, c'est-à-dire de la reproduction en tant qu’animaux non adultes… et qui va in fine servir de justification pour pratiquer la pédophilie. Tout Hollywood baigne là-dedans. Sachez donc que la plupart des professionnels palmés qui vous font rêver se vautrent en privé dans ce cloaque… et certainement plus encore tant leur vie est un dépôt d’ordures. Pareillement, le vieil oiseau sait ce qu’il fait en donnant au visage de Jean de Carrouges la morphologie typique de l’Europe et à Jacques le Gris celle d’un anglo-sémite, d’un germano-turc ou que sais-je encore, d’un franco-africain. Le réalisateur anglo-américain veut tout simplement forcer Marguerite à s’accoupler avec un individu qui fait rupture avec la vieille histoire de l’Europe.

C’est pourquoi le film, sous couvert de défendre les femmes et de lutter contre le viol, se retrouve à faire l’apologie du viol. Ce genre de dissonance cognitive est le propre de la propagande d’ailleurs. On vous fracasse le cerveau à coups d’épée en vous disant tout et le contraire de tout. La fin doit justifier les moyens. C’est par ce leitmotiv que le film nous fait enfin entendre clairement son propos : Il fallait violer Marguerite !

C’était nécessaire, voyons. Car il fallait absolument lui donner l’héritier qui serait digne du monde de demain, de ce monde qui trouve le Graal : le rejeton d’une Europe anglaise qui aurait été fécondée de force par un agent extérieur. Et quelques années plus tard, au cours de cette minute magique, Marguerite, enfin, le comprend. C’est la révélation ! Oui. Elle n’a pas été violée, elle a eu du plaisir en réalité. Et Jacques fut sacrifié pour que les Terres cessent d’appartenir aux Barbares d’Europe, afin qu’elles passent entre les mains du monde d’après, ce nouveau monde où la marguerite est croisée avec le palmier, et le lys avec la datte. Parce que les marguerites et les lys ne méritent pas les mâles d’Europe continentale. Et si la marguerite ou le lys ne comprennent pas tout de suite, peu importe, ils comprendront dans quelques années.

Chers amis, ne vous inquiétez donc pas si on vous viole, si on vous violente, si on vous force aujourd’hui, dans vos corps, dans vos âmes, dans ce que vous avez même de plus précieux. Vous comprendrez demain ! Soyez donc une petite Marguerite et laissez-vous cueillir par ces pervers du monde-qui-vient. « Ils savent ce qu’ils désirent et ne renoncent jamais à leur objectif. Car ce sont de grands esprits. » Soyez donc honorés qu’ils vous choisissent et souffrez en silence qu‘ils franchissent vos libertés. Les quelques profanations ou violations de votre être ne sont rien en comparaison de l’âge d’or qu’ils nous construisent.

XI - Épilogue personnel

Marguerite donna effectivement naissance à un fils, mais peu de temps avant le procès en réalité, en 1386 donc. Il fut appelé Robert. Il est également vrai que son père, Jehan de Carrouges trouva la mort en septembre 1396, dix ans après, à la bataille de Nicopolis. Il est encore vrai que Marguerite ne se remaria pas. Elle décéda en 1424, soit donc 28 ans après son mari. Néanmoins, elle eut deux autres fils : Thomas de Carrouges, en 1388, et Jean de Carrouges, en 1389. C'est-à-dire du vivant de Jehan de Carrouges.

Haha ! Elle eut deux autres fils ! Haha ! Il y eut trois héritiers des Carrouges. Jehan de Carrouges a eu trois fils ! Du côté de Jacques, c’est pareil. Jacques n’était pas célibataire car il « était marié et père de plusieurs fils » nous apprend Eric Jager dans son livre.

Lorsque Voltaire invente avec ses amis des Lumières le mythe d’une croyance médiévale en « la Terre plate » il fait exactement ce que font ici ces crapules hollywoodiennes : il nie ouvertement l’Histoire et il la reconstruit dans un endoctrinement outrageant. Toute l’Europe croyait depuis Ératosthène ou Aristote que la terre était sphérique et l’Église diffusa abondamment ce savoir durant deux millénaires, à l’exemple de l’évêque Isidore de Séville dans son De natura rerum au début du VIIe siècle.

De même la Renaissance qui voulait se croire un Nouveau monde appela le monde qui le précédait l’Âge moyen ; les révolutionnaires parlèrent eux d’Ancien Empire ; et aujourd’hui encore on nous ressort le même baratin. Tout cela est faux. Il n’y aura jamais de rupture ici-bas si ce n’est une rupture à la Jonas. Je veux parler de cette réponse que le Fils de l’homme fit à ceux qui voulaient, ici et maintenant, un Nouveau monde, miraculeux, doré, surhumain. Ils leur répondit en substance : « Vous êtes mauvais et vous n’aurez rien d’autre qu’un tombeau vide. » (cf. Mat. 1238-41)

Si tu crois qu’il y aura ici-bas un dernier duel et qu’alors s’ouvrira un Nouveau monde, alors tu n’auras rien, sinon un monde de plus en plus propagandiste, de plus en plus transpercé par l’épée des sorciers du meurtre de l’esprit. Puis ton tombeau. Car la rupture, la seule, c’est celle d’un dernier jugement, d’un dernier combat. Contre ta mort. Et toi, tu n’es pas de taille. Si tu ne veux pas le voir, c’est que déjà tu es cueilli par l‘épée de cette réalité, que tu es englué dans l’Image comme l’insecte l’est dans une toile d’araignée cinématographique.


Ivsan Otets


[1] Puisque Perceval est un Gallois. Par ailleurs, l’inspiration de l’auteur Chrétien de Troyes pour son cycle Arthurien provient d’œuvres historiographiques rédigées à la cour anglo-normande des Plantagenêt. « Le premier de ces textes historiographiques est celui, composé en latin en 1136 de Geoffroy de Monmouth, Historia Regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne, c’est-à-dire de Grande Bretagne). Geoffroy de Monmouth s’est efforcé, dans ce texte à prétention historique, de donner ses lettres de noblesse au peuple breton [au peuple de Grande-Bretagne, donc]. Il s’agissait, pour des raisons politiques, de donner un pendant aux Chroniques de France, elles aussi composées en latin, et de créer un homologue à la figure héroïque, mi-historique mi-légendaire, de Charlemagne. » Source de la citation :
https://lettres.ac-versailles.fr/IMG/pdf/La_matiere_de_Bretagne.pdf

Ainsi, Marguerite trouve Le Roman de la Rose « Ennuyeux », « Insipide ! » renchérit Jacques, amusé. Serait-ce en raison de sa trop grande popularité, signe d’une qualité somme toute « commune » ? Serait-ce le pied de nez de deux esprits supérieurs, plus que lettrés : philosophes ! lesquels dédaignent la poésie courtoise et la joliesse de ses vaines broderies sentimentales ? Délectable ironie dans leur situation car, ce faisant, ils se moquent du thème de l’amour et placent leur rencontre au-dessus du sentiment, dans des régions encore plus élevées ! Serait-ce encore parce que l’œuvre est trop française, ou plutôt trop latine ? Mystère car l’œuvre, effectivement pénétrée de culture latine antique, est en vérité profonde et satirique. En revanche, sur l’initiative de Marguerite, les deux esprits nobles (snobs ?) apprécient Perceval et Le conte du Graal, ce qui nous renvoie bien sûr au roi Arthur et à ses chevaliers de la Table ronde, bref à la matière de Bretagne – lire ici « Grande-Bretagne » comme nous l’avons déjà souligné. Perceval le chevalier un peu benêt en quête de son identité et la cour d’Arthur avec ses questions de généalogie. Mystère encore que la sophistication de ces allusions croisées car Perceval est bien sûr le jumeau littéraire de Jean, Marguerite elle-même le sous-entend : « Naïf et fou, pourtant son cœur si pur lui permet de réclamer le Graal. J’admire cela. » Et Jacques d’acquiescer, « Je le comprends », tout en s’immisçant, « Il sait ce qu’il désire et ne renonce pas à son objectif. »

Et puisque les propos sur cette œuvre appréciée donnent lieu de part et d’autre à quelques commentaires formulés en allemand, nous nous permettrons de conclure que le réalisateur, à travers le couple principal des deux vrais héros de son film, a choisi de rendre hommage à une Europe germano-celte. Marguerite, la fleur française de qualité, choisit la culture germano-celtique. Et Jacques, l’improbable écuyer lettré à la noble attitude et à l’allure orientale, celui-là même qui, d’après le scénario, fécondera de force la Dame française, partage ce choix.

(Note rédigée par Dianitsa Otets)


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Digne héritier de Polyphème, le Cinématographe constitue un spectacle qui, loin de susciter la pensée, la fige en réquisitionnant toute l’attention pour sa supercherie pyrotechnique.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, ii, domination.

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Gran Torino ou Saint Eastwood ?

GRAN TORINO OU SAINT EASTWOOD ?


À L’ATTENTION DES SPECTATEURS
Clint

La vieillesse semble recéler une aptitude particulière — elle manifeste, parfois de manière éclatante, les tendances qu'un homme a eu durant toute sa vie. Ne dit-on pas que « le temps déploie les plis cachant la fourberie [1] » ? De fait, si le talent d'untel n'était qu'un leurre, sa vieillesse le trahira en dévoilant la chose, et l'humiliation sera à la mesure de ce dévoilement. Si, par contre, le talent était réel, il se peut que les rides du temps l'aient si bien poli, que ce don éclatera en plein jour et se tiendra en majesté tel un dieu aux cheveux argentés. Ainsi, le vieil homme quittera notre bas monde sous les applaudissements, les poches pleines des récompenses du juste.

Tel est le cas de Clint Eastwood, et notamment dans son dernier film « Gran Torino ». Ses qualités s'y dévoilent « brillamment ». Car cet homme, depuis toujours témoin du « bien » contre le « mal », cet homme de la juste Justice et de la morale salvatrice… démontre dans ce travail cinématographique combien il s'est purifié de ses imperfections majeures. Le métal de ce Maître des vengeances a traversé avec brio la fournaise du temps, et, sortant de ce confessionnal, il semble avoir abandonné les violences de ses habituels châtiments contre les êtres nuisibles. — Que nenni… niet ! pensez donc… car l'homme est talentueux et fort rusé. D'ailleurs, comment aurait-il pu laisser son bel instinct de Vengeance au tapis, lui qui, durant plusieurs décennies, l'a servi avec ardeur et intégrité ? Un tel abandon n'est dans ce film qu'une illusion scénaristique banale — celle de la métamorphose. Il lui a suffi de camoufler sa belle vengeance sous une autre peau. Ainsi, tous les critiques, benoîts, lui octroient bêtement la récompense du Génie !

C'est donc cette métamorphose de l'homme juste qui est au rendez-vous… à la fin du film… comme une sucrerie de bonne conscience donnée au spectateur. Relevons d'abord que le héros de Gran Torino, joué par Eastwood, n'est pas seulement le type même de l'Ancien émérite — il est le juste, le parfait, et quasiment un Saint.

Le prêtre, après la confession du vieil homme, dira lui-même, étonné : « c'est tout ! » Et oui, le vieux sage, durant toute sa vie, ne s'est pas souillé. Jeune marié, il a volé un furtif baiser à une autre femme lors des festivités de Noël. Enfin, une fois une seule, il a omis de déclarer 900 dollars de bénéfice au fisc : c'est tout ! Ha oui, bien sûr, il a tué. Mais là n'est pas pécher, là, l'homme était victime : il servait son pays en guerre ! Et puis, son demi-siècle de regrets amers, dans la souffrance, cela lui vaudra l'absolution sans discuter. Ajoutons qu'il fut un fidèle travailleur, dans une firme “nationale” : Ford. Il reçut pour cela un belle Récompense — la magique voiture de Starsky & Hutch, la Ford Gran Torino. Ainsi est confirmé l'adage lu dans la bible des Temps modernes : Ta voiture est selon ton mérite, elle incarne ton bonheur et la faveur du ciel sur toi. Notons encore que notre honnête travailleur a un atelier personnel, une caverne d'Ali Baba des outils du parfait bosseur ! Tous achetés honnêtement les uns après les autres au fil des ans. L'homme est pratique, il ne regarde pas les nuages et pense avec les mains. Ainsi, fut-il logiquement un brave époux, ayant eu la meilleure femme du monde. Hélas, il subit les avaries d'enfants ingrats, lesquels se laissent avaler par l'immoralité, cette impiété de la modernité qui ose déplacer les bornes anciennes.

Cependant, il ne faut pas s'y méprendre — bien que droit et légaliste, l'homme est bon — d'une bonté héroïque même. Et où va-t-il manifester sa bonté ? Auprès d'un peuple élu… voyons ! Seuls ces gens-là sont dignes de recevoir la protection des anges de notre Moïse américain. Car la sécurité bienveillante de cette Justice du Nouveau monde n'est donnée que selon les mérites. Ainsi, le vieux sage ira-t-il protéger et éduquer ses voisins : ce sont les Hmong. Cette ethnie des pays d'Asie fut accueillie en terre promise, en Amérique. Et son refuge y est mérité. Les Hmong n'ont-ils pas aidé à combattre les communistes durant la guerre du Viêt Nam ? Bien entendu, il n'est pas question de dévoiler qu'ils furent abandonnés par les Américains en 1975, lorsque ces derniers se retirèrent du Viêt Nam. Représailles et persécutions s'ensuivirent donc. En Asie, de nos jours, les Hmong sont encore considérés comme des « traîtres » et maltraités pour cela.

Bref… le vieil homme, sentant le souffle de la mort sur sa poitrine, va finalement métamorphoser habilement sa légendaire Vengeance de la Justice. La juste rétribution était auparavant une figure de violence envers les coupables, mais ici, notre héros prend contre lui-même la violence — il meurt et devient un Sacrifice. La figure est désormais Christique. La métamorphose a fonctionné admirablement, car la vengeance n'est pas amoindrie, au contraire, elle est fortifiée ! En effet, le Sacrifice permettra d'abord l'arrestation du gang des jeunes voleurs paresseux ; enfin, il servira de leçon moralisante à la famille du vieil homme, lors de son enterrement — le prêtre jouant alors le rôle de prophète du défunt. Ainsi donc, le statut de la vengeance est confirmé et augmenté. Car, en retournant la violence contre le juste, contre celui qui est habituellement le bras de la Justice, la culpabilité des condamnés perd tout espoir de pardon. La Vengeance, s'appuyant sur le sacrifice de la Vertu, reprend en filigrane les mots de Dante, ceux inscrits sur les portes de l'Enfer : « Vous qui entrez, perdez tout espoir. »

Si le spectateur semble d'abord perdre l'émotion qu'offre habituellement l'extermination des pécheurs, en réalité, il y gagne ! Car, premièrement, la culpabilité des malfaisants est irrévocable ; deuxièmement, le bras vengeur a bonne conscience puisqu'il se sacrifie volontairement ; enfin, le vieux sage évite les affres de la maladie puisqu'il se sait condamné par les médecins. Remarquons enfin que le bras de la justice a augmenté sa force par le nombre. En effet, l'antique héros solitaire, ce vengeur trop marginal et provocateur, est enfin entré dans le rang, pour ne pas dire dans les Ordres — la Vengeance est enfin devenue une force impersonnelle organisée : l'administration de la Police dans la Cité. Elle seule pourra orchestrer efficacement, et proprement, l'extermination totale des ethnies non-élues, celles qui tirent sur la vertu, se moquent du travail… et dégradent les belles voitures avec des gribouillis indécents.

Dans Gran Torino, c'est la vertu qui est victorieuse, seulement elle. Et cette vieillesse d'Eastwood, combinant « morale, sacrifice et vengeance », incarne bien cet homos hollywoodien religieux rempli de talents, mais sans génie aucun. Celui qui cherche du génie ne le trouvera pas dans ce film. Or, le talent sans génie, c'est la médiocrité rendue sublime. Ainsi l'a dit un philosophe russe : « Les gens vertueux sont irrémédiablement médiocres. »
Gran Torino est majestueux en médiocrité. Là est sa honte. Et le mot honte n'est pas trop fort, car, lorsqu'on veut se faire passer pour le Christ aux yeux du monde, il est préférable d'oublier un peu ses voitures et ses marteaux de charpentier. Il est préférable d'apprendre à lire et… surtout à écouter.
D'un côté, Eastwood — il se revêt d'un costume luxueux fait sur mesure, il passe chez son coiffeur, se lave, se parfume, allume sa cigarette, puis va au sacrifice. Là, récitant un Je vous salue Marie, il est criblé de balles en quelques secondes. Mais il est heureux. Il sait que ses meurtriers seront condamnés par son sacrifice et que lui aura libre entrée dans l'Eden.

De l'autre côté, le Christ — à moitié nu, sale, suant, à bout de souffle, auquel on donne du vinaigre à boire… sera crucifié, agonisant durant plusieurs heures. Il déclarera à Marie : « Désormais tu es la mère de Jean, et lui, il est ton fils. Tu n'es pas ma mère et je ne suis pas ton fils ! » Enfin, il meurt en suppliant que ses meurtriers soient pardonnés : « Père pardonne-leur… »

C'est encore Lui, qui, durant sa vie terrestre affirmait : « Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs » ! Ainsi, que les justes répondent donc à l'appel du messie hollywoodien, de ses terres promises et de ses belles autos. Quant aux voleurs, aux tueurs, aux gangs et aux prostitués… s'ils ont des oreilles pour entendre, alors, qu'ils entendent ! Eux seuls sont appelés au royaume de l'impossible, eux qui n'écoutent plus la vieille et médiocre vertu.



Ivsan Otets

[1] Shakespeare, Le roi Lear.


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La télévision fonctionne selon le mode de l’hypnose. Son essence consiste à frigidifier la pensée.

Stéphane Zagdanski, La mort dans l’œil, vi, manipulation.

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