Transformer son opinion personnelle en vérité générale a toujours donné à celui qui y parvient une autorité certaine parmi les hommes. La difficulté n’est pourtant pas légère puisqu’il s’agit de métamorphoser une possibilité de vérité en vérité ; la probabilité d’une opinion en certitude. D’autant plus qu’une opinion n’est pas toujours une faible pensée de surface énoncée à la va-vite lors d’une conversation ; elle est même souvent bien plus complexe qu’un simple cliché populaire. En effet, elle peut être issue d’un mythe sophistiqué, de sentiments intimes et profonds, d’intuitions secrètes ou encore de vertueuses révoltes auxquelles un homme s’attache avec sérieux.
C’est pourquoi le penseur paraît toujours avoir un avantage considérable de crédibilité face à l’opinioniste. Ses capacités intellectuelles le prédisposent indiscutablement à procéder à la métamorphose magique de l’opinion en vérité définitive. Pour combler ce manque de compétence intellectuelle et de fondement culturel, et reprendre l’avantage sur le sage, l’opinioniste devra donc utiliser d’autres artifices que le raisonnement et la froide connaissance dont se sert le penseur. C’est généralement vers l’Art du spectacle qu’il se tourne ; le seul atout qui soit assez puissant pour attirer à lui l’auditoire. De fait, nul n’ignore combien la foule succombe avec une grande facilité au fruit affriolant et alléchant du spectacle. Humour, provocation, moquerie, calomnie, camouflet, mise à nu, caricature, jeu du ridicule… La panoplie dont dispose l’opinioniste pour faire son cinéma est si variée que l’équilibre entre les deux parties se retrouve bientôt. La foule pourra donner à l’opinion d’un homme de scène cette même dignité de vérité qui jusqu’alors ne revenait qu’à l’opinion intelligemment réfléchie dans les alambics du faux-penseur.
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En termes de faux-penseur, prenons comme premier exemple le très renommé cosmologiste Stephen Hawking. Ses compétences scientifiques ont été présentées comme étant incontestables, et c’est revêtu de ces dernières qu’il est convaincu d’avoir apporté à son public la preuve de l’inexistence de Dieu. « Il nous est impossible de remonter plus loin que l’instant du big bang, dit-il, parce qu’avant, il n’y avait rien. Nous avons enfin trouvé quelque chose qui n’a pas de cause puisqu’il n’y avait pas de temps dans lequel cette cause aurait pu se produire. Pour moi, cela élimine la possibilité d’un créateur parce qu’il n’y a pas de temps dans lequel ce créateur aurait pu exister. »
Après avoir consciencieusement discouru sur des données scientifiques complexes, Hawking conclut avec un argument si maigre qu’un adolescent de seize ans pourrait le contredire tout en jouant à sa console de jeux. Pourquoi donc déploie-t-il tout un pataquès d’érudition pour finalement aboutir à dire une telle ânerie ? Tout simplement parce qu’il essaye de cacher le fait qu’il n’exprime là que son opinion. Tout le travail de Hawking consiste à dérober à nos regards la réalité qu’il n’est qu’un opinioniste. Il s’agit pour lui de protéger le pur enfant et son opinion primitive derrière les murs et les forteresses d’un savoir de fer majestueux : l’astrophysique. Un savoir presque sibyllin, mais surtout – effrayant. Hawking hurle son savoir afin d’épouvanter les éventuels adversaires. Il veut terrifier quiconque aurait l’audace de forcer sa citadelle pour s’adresser face à face et directement à l’enfant auprès duquel il a appris son opinion. Car il sait fort bien qu’une fois dénuée de ses protecteurs son opinion infantile n’aura plus rien de scientifique ; elle ne tiendra pas un instant devant la mise en question d’un homme qui pense.
« Dieu n’existe pas, parce qu’il n’y avait pas au commencement de temps dans lequel il aurait pu exister » nous dit le scientifique. Mais enfin, où a-t-il appris qu’il soit obligatoire que Dieu existe dans un temps ? N’est-ce pas là, au pied de son opinion primitive, qu’il s’est soumis à ce décret arbitraire forgé dans la fragilité de ses sentiments ? Pourquoi nous force-t-il à penser Dieu uniquement comme un être enfermé dans une chronologie ? N’avons-nous pas le droit de penser qu’il n’est en rien impossible pour Dieu d’exister hors du temps et d’être atemporel ? Et n’est-ce pas d’ailleurs le propre de Dieu d’être au-delà du temps de sorte qu’il puisse faire que ce qui a été jamais n’a été ? Aussi Hawking n’a-t-il en rien prouvé l’inexistence de Dieu, mais il a plutôt élargi l’inaccessibilité de son mystère. De plus, il a montré combien le savoir scientifique était impuissant à combler cet abîme. Le pauvre cosmologiste a fait tout le contraire de ce qu’il voulait faire !
Assurément, ce qui importe le plus à Hawking, ce qu’il cherche à nous dissimuler, c’est qu’il veut régler son compte à Dieu. Or, ce compte qu’il a avec Dieu, c’est une affaire qui le regarde lui, et lui seul. Pourquoi mettre cela sur la place publique ? Car dès lors qu’il veut transformer le conflit intime qu’il a avec le divin en une vérité générale pour tous, et cela au nom de la science, non seulement il déshonore celle-ci en se l’accaparant pour servir ses intérêts privés – comme s’il en était le propriétaire ; mais, de surcroît, il se ridiculise lui-même en se montrant tel qu’il est en vérité : médiocre penseur et faux-penseur. Hawking est peut-être un homme respectable sur son terrain qu’est la Science, mais sur les terres du spirituel il est un enfant capricieux. Il émet une opinion personnelle confusément mijotée dès l’enfance, restée comme telle, qu’il tente ensuite d’habiller de maturité avec la cape sacerdotale de son savoir universitaire.
Certainement, dirait Chestov :
Comme on rirait si au lieu de cacher soigneusement la source où il puise ses vérités, le dogmatique y amenait tout le monde. Car il sait que ses affirmations sont arbitraires et qu’il tient son droit à l’arbitraire plus qu’à tout le reste. […] Et il ne peut garder ce droit que s’il parvient à dissimuler aux regards de tous ce qui lui importe le plus, et s’il n’en dit jamais mot à personne.[1]
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C’est exactement le même schéma que reproduit le professeur de philosophie Michel Onfray. Lui aussi a un compte privé à régler avec le divin ; lui non plus n’en dit mot à personne ; et lui aussi prend en otage son statut de philosophe pour métamorphoser cette amertume personnelle en une vérité générale, rêvant secrètement que tous s’y convertissent. Ainsi donc a de nouveau lieu la régression. De philosophe, Onfray se transforme en opinioniste : en faux-penseur.
Prenons comme exemple sa lecture du texte biblique de Genèse 3. Ce texte met en scène l’homme et la femme devant l’arbre du bien et du mal. Le professeur de philosophie en fait la lecture suivante :
Quand Dieu dit : « contente-toi de m’obéir », il pose la loi. En disant : « ne goûte pas à l’arbre de la connaissance et tu seras heureux, car si tu m’obéis, si tu es dans la foi, si tu ne cherches pas à savoir, si tu préfères la foi au savoir, si tu préfères la théologie à la philosophie, alors tu seras heureux, alors tu ne seras pas malheureux » ; Dieu pose ainsi la loi et nous dit : « Le malheur est arrivé parce que vous avez préféré savoir. »[2]
Je ne sais si Onfray a réellement lu le texte d’origine tant son commentaire est sot. Un salmigondis. Une véritable démonstration d’antiphilosophie où l’on passe d’un concept à l’autre en modifiant leur valeur arbitrairement : obéissance, loi, connaissance, bonheur, théologie, philosophie, savoir, malheur, etc. Sa lecture est le type même du cliché d’opinion que formule à la va-vite le plébéien moyen. Il ne commente pas le texte ; ce qu’il veut, c’est que le texte dise absolument son opinion ! Voilà précisément l’inclination, la tentation prééminente contre laquelle le véritable penseur doit continuellement lutter avec la meilleure discipline. Soit donc, Onfray est pathétique, car il nous propose finalement l’interprétation même de l’ecclésiastique moyen ! On entend ici l’enfant répéter une rengaine venue du fond de son éducation religieuse rigide, dont il ne s’est jamais libéré. Main dans la main avec les prêtres et les théologiens, il affirme que la Bible place la faute des hommes, d’abord dans la désobéissance, ensuite dans le matérialisme scientifique. Mais comme il ne sait pas réellement comment en arriver là avec le texte en question, il mélange tout et nous propose une sorte de compote, un bric-à-brac où les mots n’ont plus aucun sens : l’obéissance à une Loi de Dieu serait un acte de Foi – oups ! –, mais cette Loi est aussi une Loi de non-savoir – oups ! –, parce que la Loi du savoir serait, elle, synonyme de péché et de malheur. Mais enfin. Que faut-il faire ? Avoir la foi, c’est-à-dire ne pas se soucier de la loi et de sa logique ? Ou bien inventer une autre foi qui se soucie de la loi pour y obéir ? Et où sont ces deux types de loi demandant d’obéir au bien et non au mal : celle qui rend heureux et l’autre qui rend malheureux ? Onfray ne le sait pas. Il répète simplement ce qu’il a entendu enfant, avec l’apparence d’un philosophe – mais il ne lit pas le texte !
Ce que nous suggère l’auteur de Genèse 2 et 3 est assurément tout autre chose que ce fatras de concepts non définis. Un texte, de plus, qui vient d’une source qu’il est impossible de déterminer : akkadienne, assyrienne, babylonienne, sumérienne, voire même égyptienne ou encore persane, mais en tous les cas absolument pas juive ou ecclésiastique ! Quoi qu’il en soit, son brillant auteur nous dit que Dieu place au centre du jardin l’arbre de Vie, puis qu’il en propose les fruits à l’homme – sans condition aucune. Mais que va faire l’homme ? Il va disposer au centre du jardin l’arbre des Connaissances, lequel est beaucoup plus rassurant puisqu’il pose la liberté comme un savoir entre deux choix clairement présentés. L’homme écarte ainsi la Vie à la périphérie de l’espace où il demeure. Depuis lors, bien des hommes ont raté leur vie en réitérant le même geste. Devant l’offre de faire de SA vie ce qu’il en désire, d’être ici porté par un souffle existentiel, personnel, voici que l’homme se tourne sagement et raisonnablement vers les lois du bien et du mal qui lui répondent dans une lumière majestueuse : « Si tu demandes d’exister en dehors des lois, sache que cela est impossible ô homme ! Les lois ne le permettent pas. Si tu veux vivre, tu dois nous obéir. Obéir aux lois de la vie. Car la vie, c’est obéir aux connaissances. »
Quant à Dieu, le texte nous montre qu’il fit à l’homme la réponse suivante : « Comme tu le veux Adam. Mais alors tu mourras. Toutefois, non parce que tu n’as pas suivi mon conseil – car il n’est pas question ici d’obéir ou de désobéir – mais parce qu’il te faut assumer tes choix, ta liberté. Tu préfères obéir aux vérités, aux lois, aux connaissances, aux évidences ; tu préfères les diviniser en principes supérieurs et leur soumettre l’infini de ta liberté. Soit donc, tu mourras d’être devenu sage et religieux. Tu mourras d’avoir considéré ta vie comme biologique et intellectuelle tandis que je t’offrais une vie supérieure et spirituelle. Toutefois, il est vrai, ô homme, que le vivant, vu sous l’angle de l’intelligence, sous l’angle où tu veux le regarder, que ce vivant-là est soumis aux lois de la Nature, c’est-à-dire aux lois de l’arbre du bien et du mal. Te voilà donc responsable, non d’avoir désobéi, mais de confondre la vérité naturelle avec la Vérité. Tu es fautif d’avoir ouvert les yeux pour regarder le monde comme le regarde l’animal. Certes, avec plus de conscience que lui, ce qui précisément te rend responsable et non pas lui. Tu es par conséquent indigne parce que tu penses l’homme comme n’étant rien de plus qu’un animal intelligent ; comme le dieu des animaux. Et plus tu l’abreuves et le soumets aux lois duelles de cette intelligence, plus tu augmentes son malheur. — Pour moi, je voulais que tu sois, toi, la vérité. Je voulais que ta volonté soit la seule vérité. Je voulais que tu t’abreuves de vie et non de lois. Tu as donc échoué à être un homme. Et pourtant, tu viens précisément d’affirmer ta liberté ! Car qui échappera à la liberté ? Personne. Irais-tu même jusqu’à me crucifier, personnellement, jamais je n’abdiquerai de te placer devant ta liberté ; jamais je n’obéirai à tes connaissances, à tes commandements, à cette liberté de pacotille que t’offrent les connaissances. Jamais je ne céderai devant ton idée d’un homo sapiens fabriqué par les vérités immuables que tes sciences et tes morales t’enseignent. Je suis la Vie. Je suis désobéissance aux lois. Et vivre, c’est désobéir. Apprends, ô homme, que l’obéissance aux lois est la puissance même de ce que tu appelles le péché[3] ; état dans lequel tu viens de déchoir malgré mon conseil. »
C’est donc l’homme qui posa la loi – non pas Dieu ! Onfray est totalement hors du texte : il est ailleurs, dans son opinion, noyé dans son préjugé. En effet, l’homme créa même d’innombrables lois, inlassablement, puis il les imposa aux peuples telles des dieux servant à punir sévèrement toute désobéissance. Dieu posa, tout au contraire, la liberté. Mais l’homme ne l’accepta pas. Il ne pouvait croire en une liberté qui était plus puissante que les lois de la raison. Enfin, pour comble de sa lâcheté, le sage, tout illuminé du fruit de ses savoirs, mit Dieu en jugement et le condamna de la manière suivante : « Maudis sois-tu de nous avoir offert une trop grande liberté. Aussi, nous allons réparer ta faute. Nous offrirons à l’humanité la liberté de la Nature, celle de la morale, de la science et de la logique. Puis nous enseignerons aux hommes que telle est la liberté, et par nos puissants talents de suggestion et de propagande nous les convaincrons que l’espérance en ton impossible est un esclavage, une folie, un blasphème. »
Ainsi parle Michel Onfray. Et tel un bon prophète de la tradition ecclésiale dans laquelle il fut éduqué, il ne sait pas lire le texte. Il ne veut pas le lire. De plus, il jette encore une fois la honte sur la philosophie dont il se sert lâchement pour une affaire personnelle. Onfray est en vérité depuis toujours la proie des religieux. Il déploie toute l’énergie d’un enfant qui veut régler leur compte à ses anciens précepteurs. Ces derniers ont finalement bien réussi leur coup – encore un tour machiavélique de leur part. En effet, tandis que le pseudo philosophe croit et répète naïvement ce qu’ils lui ont dit au sujet du divin, il reporte désormais toute la culpabilité sur Dieu. Le voilà donc à vouloir régler son compte à Dieu, directement. N’a-t-il pas pourtant toutes les armes en main pour devenir un homme et quitter l’enfant ; pour séparer le religieux du divin ; pour écouter enfin le texte sans les clichés dont il a été nourri dès l’enfance ? Est-il donc incapable d’avoir une lecture libre de la Bible ? Bien sûr que non ; il en est tout à fait capable. Mais je crois que cette situation l’arrange délicieusement. Tel Hawking, il aime son opinion personnelle confusément mijotée dès l’enfance. Il l’aime comme une fillette ayant soin de sa poupée. Ainsi l’habille-t-il lui aussi avec la cape sacerdotale d’un savoir universitaire. De là tire-t-il sa gloire, son honneur et ses revenus financiers… auprès d’un auditoire, il faut hélas bien le reconnaître, un peu benêt. Sinon – où serait la gloire d’Onfray ?
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Les faux-penseurs et les opinionistes sont finalement les jouets d’un ventriloque. Et ce ventriloque qui les met en scène est en eux dès l’origine : c’est leur propre spéculation. Une opinion primitive, captivante. Quelque chose comme un enfant sacré ou une vierge immaculée dont ils se sont servi pour, au commencement, décrire la vérité. Devenus adultes, ils s’y sont voués entièrement, investissant tous leurs talents de sorte à vêtir cette marionnette et la rendre ainsi crédible dans le monde réel. Soit donc, lorsqu’ils se présentent devant leurs auditoires, ce ne sont pas eux qui parlent, c’est cette muse énigmatique de l’opinion dont ils sont les valets. Naturellement ils prennent bien soin de la cacher au public ; car s’il s’avérait que, par un tour de passe-passe de la réalité, il fût soudain révélé au public qui parle réellement, tout le monde rirait en voyant ce polichinelle grotesque en train de discourir de choses qu’il ne conçoit pas et qui le dépassent.
Nietzsche avait d’ailleurs fort bien discerné le nœud de cette supercherie. Dans son Par delà le bien et le mal, il nous dit en effet la chose suivante :
Les philosophes font tous comme si le développement naturel d’une dialectique froide, pure et divinement impassible, leur avait découvert leur doctrine et permis de l’atteindre, alors qu’au fond c’est une thèse préconçue, une idée de rencontre, une « illumination », le plus souvent un très profond désir mais quintessencié et soigneusement passé au tamis, qu’ils défendent avec des arguments découverts après coup. Ce sont tous, quoi qu’ils disent, des avocats sans le savoir et même le plus souvent des porte-parole astucieux de leurs préjugés, qu’ils baptisent « vérité »…
Or voici, bien qu’il ait discerné la chose, Nietzsche lui-même ne réussit pas toujours à échapper à son propre polichinelle. En effet, jamais il ne voulut rencontrer librement le divin en dehors de l’emprise magnétique qu’avait sur lui une certaine opinion et un certain préjugé à l’égard de Dieu. Emprise probablement forgée dès l’enfance et l’adolescence suite à une éducation religieuse rigide et moraliste au possible. Indéniablement, l’adage suivant est plein de bon sens : « L’enfant est le père de l’adulte », lequel doit être reformulé avec plus de précision de la façon suivante : « Le préjugé est le père de l’adulte ».
Un adage qui est hélas vrai pour tous ! Et le préjugé infantile domine le sage avec une aisance telle qu’il semble même magique. Malgré la somme colossale de savoir chez l’adulte, l’opinion venue de son préjugé est tellement imprégnée de vitalisme qu’elle est assez puissante pour lui voler n’importe quelle érudition, s’en revêtir, puis faire accroire à tous que les thèses développées par l’adulte sont innocentes de tout préjugé. Et tandis que l’adulte bouge les lèvres, c’est le préjugé qu’il chérit dans son ventre qui lui souffle quoi penser et dire. Ainsi est bâtie une vérité : dans une connivence intime entre la raison devenue hautaine et une opinion adorée comme une divinité. Une connivence qui vit aux crochets d’un adulte trop lâche pour défier, et le dieu, et la forteresse de la raison qui le garde.
C’est effectivement lorsqu’il découvre le pouvoir de la raison que l’adulte tombe définitivement dans le piège qui lui est tendu. La puissance intellectuelle se présente à lui telle une grâce, telle le parfait outil pour « passer au tamis » son sentiment primitif. La raison, c’est la baguette magique servant à transformer le préjugé en vérité éternelle. Ainsi donc est métamorphosé l’enfant sacré. Drapé de maturité par l’érudition puis rendu subtil jusqu’à l’Olympe, le chercheur enfin accompli reçoit alors gloire, honneur et richesse tandis que la foule voit en lui un prophète. Il est en réalité totalement manipulé par une opinion qui désire s’octroyer le titre de vérité. Telles sont les vérités divines à la Hawking et à la Onfray : des vérités de polichinelle, c’est-à-dire des opinions.
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Notons enfin que ces spéculations ont tout autant de facilité à se servir de l’adulte quand ce dernier leur présente des talents artistiques plutôt que des talents intellectuels. Athéna n’est-elle pas déesse de la sagesse et des artistes ? N’a-t-elle pas aussi entre ses mains la baguette magique des Arts pour transmuer une vague conjecture en vérité divine ? Soit donc, dans sa volonté de se métamorphoser en vérité, l’opinion se revêt aussi et sans la moindre difficulté des arts du spectacle. La presque totalité des humoristes français sont d’ailleurs aujourd’hui des prédicateurs d’opinions ou des maîtres de morale, en tout cas, des pragmatiques issus de la même lignée que les politiciens. Les clowns sont morts et leur héritage poétique jeté en sacrifice à l’audimat. Nombre de ces « humoristes » conformistes ne font d’ailleurs que nous servir le brouet d’idées toutes faites ayant cours ; par exemple, ce lieu commun du mâle primitif et violent que doit éduquer la femme, plus évoluée et douce.
Les opinionistes et les faux-penseurs, éducateurs en leur genre, prolifèrent. Chacun d’eux fait croire au peuple qu’il suffit de faire un peu mousser son opinion pour obtenir une vérité. Nous trouvons aujourd’hui plus de certitudes et de vérités que jamais. Les unes sont polies aux arts du spectacle, les autres reluisent du cursus universitaire des khâgneux, mais il s’avère qu’elles ne valent pas mieux que celles qu’on trouve sur la planche polie du bar d’un bistrot de quartier. Elles ne sont que ces mêmes opinions archaïques qui courent tout au long de l’Histoire, dangereuses, crédules, grégaires – simplement mieux vêtues et mieux parfumées que jamais.
Aucun de ces brillants prophètes n’a en réalité le cran de rencontrer la vérité face à face. Si au moins l’un d’eux avait l’audace de Nietzsche, qui pourtant n’eut pas celle de chercher au ciel le surhomme ; au moins pourrions-nous en tirer quelque profit. Mais aucun d’eux n’a même cette hauteur. Pourquoi ce siècle aux opinions envahissantes, oppressantes, étouffantes nous offre-t-il une telle pauvreté ? Assurément parce que la peur de mourir et de souffrir est plus vive que jamais. Or, c’est précisément ce qu’implique une rencontre avec la vérité dernière ; elle implique la mise à mort du polichinelle, de son opinion, de ses forteresses raisonnables, de sa comédie et de son cinema dell’arte – soit donc, une amère souffrance.
Observez donc Job dont la Bible nous conte l’histoire. Lui-même faiseur de vérité en son temps, et comme ses amis, opinioniste, dogmatique et puritain. Un sage, un bienfaiteur reconnu de sa cité et encensé par le peuple. Et voici que soudain le malheur s’abat sur lui. Toutes ses vérités s’effondrent alors petit à petit ; ses préjugés et ses opinions infantiles sont frappés au visage ; ses marionnettes dogmatiques soigneusement parées sont dépouillées, mises en question, ridiculisées et enfin mises à mort. Et Job de s’écrier en répondant au ciel : « Oui, j’ai parlé, sans les comprendre, de choses qui me dépassent et que je ne conçois pas » (423). C’est à cet instant que Job commence à goûter au miel tant désiré de la vérité divine. Mais sans conteste, et là est le malheur de cette génération : c’est qu’il ne semble pas exister parmi les opinionistes et les chercheurs un seul Job assez digne pour traverser une telle épreuve sans mettre le ciel en accusation.
Nos penseurs et nos artistes tiennent bien trop à leurs vérités, c’est-à-dire aux conforts, aux gloires et aux richesses qu’elles leur rapportent. Ils tiennent trop à leur ego en somme. Et comme tous, ils ont la crainte de souffrir à fleur de peau, à tel point que jamais cette crainte n’a été aussi forte dans l’Histoire de l’humanité. Il est certain que c’est là un grand malheur de prétendre que la vérité et l’ego peuvent faire cause commune sous prétexte qu’on s’effraye au moindre bobo. Et toutefois, il existe un malheur bien plus abyssal. C’est celui de perdre, en plus de son ego et de sa vie, toute la vérité sur laquelle on avait précisément fondé son existence ; c’est-à-dire, bien qu’étant mort, s’entendre encore être jugé ainsi : « À celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a » (Mt 1312). Or, comment donc un mort peut-il se voir ôter la vérité à laquelle il a cru de son vivant ? Très certainement parce que la mort est un état où la conscience demeure, où l’être vit sa propre mort. Le voici donc sans aucune vérité pour le relever d’entre les morts, et sans aucune pour le faire disparaître à jamais. Eh quoi ! Pensez-vous que moi aussi je n’émets là qu’une opinion et que la résurrection est également une vérité de polichinelle ? Si tel est le cas, pourquoi donc la raison se refuse-t-elle obstinément à la défendre ? Et pourquoi s’arme-t-elle toutefois de ses plus belles logiques pour défendre l’invincibilité de la mort que prêchent Hawking, Onfray & Cie ?
ivsan otets
[1] L. Chestov, Athènes et Jérusalem, IVe partie, xiv : Dogmatisme et scepticisme.
[2] Contre-histoire de la philosophie, Cycle 2, Coffret 3 : 11. Enfin Lorenzo Valla vint.
[3] Voir à ce propos la pensée du Nouveau Testament, et notamment dans 1Co 15 : « L’aiguillon de la mort, c’est le péché, et la puissance du péché, c’est la loi. »